Vie et mort de Greuze. Deuxième Partie: La sensualité de Greuze  

23 January 2025

Vie et mort de Greuze. Deuxième Partie: La sensualité de Greuze  

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Si Greuze n’avait été qu’un  peintre de genre à visée moraliste il eût intéressé les philosophes et autres érudits, mais ne se serait pas hissé au rang des grands peintres.

Mais Greuze aura été un homme affolé par les femmes. Pour lui et cela se lit dans ses oeuvres, les hommes sains aiment le plaisir des sens ; ils ont une vision charnelle de la réalité amoureuse . Seuls  les faibles, les âmes chimériques sont des adeptes de  l’amour.

Que ce soit un portrait ou une scène mélodramatique,  la chair et le désir palpable inondent  ses œuvres.

Que la peinture représente un prêtre chaperonnant des femmes distraites ou une blanchisseuse pleine d’ardeur mais peu occupée à sa tâche, la sensualité, suggérée plutôt que montrée, rayonne  dans le grand théâtre greuzien.

Jean-Baptiste Greuze, La blanchisseuse, 1761, huile sur toile, 41×33 cm Getty center, Los Angeles.

Pour s’en rendre compte prenons l’exemple, parmi d’autres, du sujet de la jeune femme à la cruche

Jean-Baptiste Greuze, La cruche cassée, 1771, huile sur toile, 109×87 cm,musée du Louvre,Paris

Pour des raisons bibliques la cruche est le symbole de la virginité ou de la chasteté. Mais la virginité ne devrait pas tarder à se voir perdue.

Un jour, Abraham vieilli, demande à son plus ancien serviteur Eliezer de Damas de ramener de son pays une femme de sa famille pour  Isaac. Le serviteur part pour Haram  avec dix chameaux chargés de présents. Là, le soir venu, il fait s’accroupir ses chameaux près d’un puits où il peut voir les femmes qui viennent puiser de l’eau. Il prie Dieu pour qu’une femme lui donne à boire et abreuve ses chameaux et voit Rébecca, très belle et  vierge qui remplit sa cruche …

Au XVIIIème siècle le thème avait inspiré plusieurs artistes.

Benjamin West, « Le serviteur d’Isaac attachant le bracelet au bras de Rebecca », vers 1775, Centre d’art britannique Yale ( Connecticut  Etats-Unis)

Le peintre met l’accent sur les thèmes de l’hospitalité et des cadeaux, plutôt que sur la séduction pourtant réelle de  Rebecca. Son port altier ne laise guère imaginer qu’elle ait pu aller tirer de l’eau au puits avec la grosse cruche que l’on voit sur le tableau, on n’est pas là dans une peinture sociale mais dans la parabole. La chair de Rebecca est ambrée, son menton étroit témoigne d’une volonté sans faille et son regard évasif est déjà tourné vers sa condition future de femme d’Isaac.

La jeune fille a une très belle apparence. Elle était vierge, aucun homme ne s’était uni à elle (redondance biblique). Lorsqu’elle abaissa la cruche pour donner à boire au serviteur fut alors scellée son union avec Isaac. Mais il n’y avait aucune raison que la cruche se cassât. La cruche est cassée quand il se passe quelquechose comme une transgression sociale ou morale dans la perte de la virginité féminine.

Ce tableau de facture classique donne une vision normative de l’acte par lequel une femme consent à se donner à un homme, principalement pour devenir sa femme.

D’autres peintres, tels que Giovanni Battisto Piazzetta mettra, comme son ami Tiepolo, un peu de chair complaisante , de la fantaisie, de l’humanité, dans une vision vénitienne de la scène biblique.

Giovanni Battisto Piazzettta , Rébecca au puits d’Haran, vers 1740

Pour finir, un tableau dans style plus maniériste que baroque, mâtiné de référence à la peinture vénitienne.

Francesco Solimena, «  Rebecca et le serviteur d’Abraham » , vers 1710, Galerie de l’Académie, Venise.  Il sera copié par Boucher et Fragonard deux peintres du rococo  français au XVIIIème siècle.

La cruche est devenu un seau. La chasteté n’est déjà plus ce qu’elle était. Avec un zeste de vénalité à la clé. On peut y trouver une influence caravagesque ou napolitaine. Mais c’est diablement charnel.

A la fin du siècle, Greuze, tout à fait contemporain de Benjamin West bien plus traditionnel, ne s’embarrasse plus de référence biblique. Ce sont plutôt les romans libertins qui pullulaient à l’époque qui l’habitent et animent ses pinceaux. La jeune fille est à peine nubile, drapée dans une longue tunique blanche, blanc  qui représente moins la virginité ou l’enfance que le blanc baroque qui en peinture représente aussi la légèreté des mœurs, la fugacité et le goût des plaisirs. Sa robe surchargée en fait une jeune fille enfant–jouet candide et  prête au sacrifice. C’est une scène de genre, une image d’Epinal rien de plus, mais c’est suffisant pour qu’à l’époque ce tableau connut un grand succès.

Mécènes et voyage en Italie

Jean-Baptiste Greuze, alors âgé de 30 ans, eut à Paris parmi ses relations influentes l’Abbé Louis Gougenot, qui devint son ami et protecteur, et avec lequel il se rendit en Italie.

Jean-Baptiste Greuze, portrait de l’abbé Louis Gougenot, 1757, huile sur toile, musée des Beaux-arts de Dijon (musée dont l’entrée est gratuite).

Il peindra aussi le frère cadet de l’abbé, Georges Gougenot de Croissy, conseiller-secrétaire du roi, connaisseur d’art et mécène, qui a publié un ouvrage anonyme intitulé « Etat présent de la Pennsylvanie » bien avant l’indépendance des Etats-Unis n’interviendra qu’en 1776.

Jean-Baptiste Greuze, Portrait de Georges Gougenot de Groissy, vers 1757, huile sur toile 81×64 cm, musée des beaux-arts de Belgique, Bruxelles.

Greuze le représente avec des chairs qui commencent à s’alourdir, des yeux globuleux, campé sur son quant à soi, l’air peu franc mais déterminé. Il porte une redingote de velours gris noir, avec des détails raffinés tels que des dentelles aux manches et un jabot. Les ongles ont été faits et il tient un exemplaire du Spectator, un journal anglais, ce qui souligne son intérêt pour les questions politiques et morales.

Il semble au demeurant, avec ses grosses lèvres fardées et son nez proéminent, avoir une appétence pour la vie qui fait défaut à son clergyman de frère.

Jean-Baptiste Greuze, Portrait de Marie Angélique Verany de Varennes, Mme Georges Gougenot de Croissy, 1757, huile sur toile, Musée d’art de la Nouvelle Orléans.

Cet éclat donné à la femme de Georges Gougenot, a des accents que Boucher donnait à la Pompadour ; Mais, derrière un sourire courtois sans alacrité, sans afféterie, son regard profond est celui d’une personne ferme, capable de soutenir une conversation philosophique ou culturelle.

Parée de vertu sur un fond vert diapré, elle porte dans l’échancrure de sa poitrine, un large nœud, vert également, instillé de blanc, rehaussé de dentelle scintillante, suggérant un sein capable de palpiter.

Sa jupe jaspée laisse se dégager des poignets boudinés et des mains cireuses, ce qui semble curieux.

Ainsi, Greuze aura fait plaisir à la famille Gougenot, en réalisant en quasi majesté leur portrait. Et c’est grâce à l’abbé Gougenot, qu’il accompagnera, que Greuze accomplira un voyage de deux ans en Italie.

Greuze y découvrit la peinture des grands maîtres italiens, dont celle du Titien. L’influence de la peinture italienne sur son œuvre ne paraît guère déterminante, comparée à celles de Rubens ou de Poussin.

Jean-Baptiste Greuze, Egine visitée par Jupiter, 1767-1769, huile sur toile, Metropolitan Museum of art, New York.

Ce tableau, peint plus tard, en 1767-1769, comme une scène de genre, dans un mélange de la manière de Rubens et de rococo, que l’on reconnaît dans l’élan du drap blanc et de la verdure à usage  très décoratif, n’est toutefois pas sans évoquer le Titien par sa mise en scène (voir l’article Greuze et le chaînon manquant, sur ce site).

Vecellio Tiziano, dit Le Titien, (1485/88-1576), La Vénus d’Urbino, 1538,  huile sur toile, , 119 x 165 cm, Galerie des offices, Florence.

Le tableau de Greuze est moins glaçant, plus sensuel que celui du Titien. Chaque spectateur peut ainsi savoir, selon sa propre expérience, ce qui, dans ces deux tableaux, l’attire davantage.

De l’Italie, il semble que Greuze n’ait rapporté que des clichés, n’y trouvant que paresse, larcins, légèreté, mœurs relâchés ; l’honnêteté et la moralité n’ont pour lui  guère cours du côté transalpin.

Jean-Baptiste Greuze, Le Geste napolitain, 1757, huile sur toile, 60×53 cm, Worcester Art Museum.

Cette scène représente le manège d’un séducteur déguisé qui s’introduit dans une maison petite bourgeoise, sans doute des veuves ou tout au moins pas de mari encombrant pour la plus jeune, même s‘il y a une ribambelle de très jeunes enfants -une fricassée d’enfants disait-on à l’époque. Il se trouve démasqué et se voit chassé sans courroux par les deux femmes, dont la plus jeune est bien attrayante.

Il y a davantage de promesses dans les gestes des femmes que de rejet de l’intrigant. Le voile chaste qui s’envole, la robe jaune poussin sur des formes amples, les bras arrondis et la gorge blanche à peine voilée par une tunique de nacre blanc. La pose des mains est d’une grande éloquence amoureuse. Et un petit dictionnaire de civilité amoureuse nous apprendrait qu’elle est dans les meilleurs dispositions pour l’accueilir bientôt auprès d’elle.

Ce tableau compte aussi, car il montre l’homme, comme l’objet du désir, ce qui est peu fréquent chez Greuze, où l’on voit l’émoi, les soupirs des femmes, souvent très jeunes, mais sans montrer l’amant après qui elles soupirent.

Jean-Baptiste Greuze, Le baiser envoyé,

La jeune femme, frémissante, les lèvres légèrement entr’ouvertes, les yeux semi-ouverts, les mains molles, montre tous les signes de son dialogue muet avec son amant tout proche…mais que l’on ne voit pas.

Il n’y a pas de concupiscence ou de voyeurisme chez Greuze, comme on pouvait en voir dans beaucoup de tableaux de l’époque , y compris chez de peintres académiques, comme Charles-Gabriel Gleyre un peu plus tard (1806-1874), apprécié de marcel Proust – Du côté de chez Swann, page 227 chez Folio poche- , artiste suisse mais qui exerçait son art à Paris; et pour rester dans l’imagerie du monde italien:

Charles-Gabriel Gleyre, Les Brigands romains, 1831, huile sur toile, 1,27 x1,24 cm, de belle taille donc, Musée du Louvre, Paris.

Jean-Baptiste Greuze, Le Guitariste, 1755-1757, huile sur toile, 64x48cm, Musée national de Varsovie.

On doit toutefois admettre que ces tableaux de petite taille, qui représentent des personnages expressifs – ils  prendront un caractère théâtral frisant la caricature dans les tableaux de la maturité greuzienne-  se laissent regarder avec beaucoup de plaisir. Greuze pose un regard amusé et bienveillant sur ses personnages. Ici le regard du guitariste croise celui du spectateur.

Le regard attachant que pose Greuze sur ses personnages est aussi celui que l’on retrouve chez des écrivains contemporains anglais comme, par exemple, Henry Fielding dans son roman Histoire de Tom Jones, publié en 1749, que peut être Greuze connaissait.

Lisons en une scène, parmi tant et tant d’autres, celle-ci est irrésistible. Tom Jones est attablé dans une auberge où il avale une tranche de bœuf accompagnée d’une bière, une jeune femme s’essaye à le séduire :

« D’abord, de deux beaux yeux bleus, dont les orbes brillants lancèrent un éclair à leur décharge, partirent deux œillades pointées ; mais heureusement pour notre héros, elles n’atteignirent qu’une énorme tranche de bœuf qu’il transférait à son assiette. La belle guerrière, voyant son erreur de tir, fit sortir de son beau sein un soupir meurtrier que nul n’eût pu entendre sans émoi et qui eût suffi à emporter d’un coup une douzaine de galants, un soupir si doux, si caressant, si tendre, que son souffle câlin n’eût pas manqué de se frayer un passage subtil jusqu’au cœur de notre héros, s’il… » ( Folio classique, collection poche, page 547).

L’Europe culturelle penchait bien vers une vision irrévérencieuse ou facétieuse, sans malice ou caustique, mais sensuelle, du monde réel.

Voir encore Crébillon fils, classé parmi les Libertins, dans Les égarements du cœur « Un travers que l’on possède seul fait plus d’honneur qu’un mérite que l’on partage avec quelqu’un »).

Mais cette propension à ressentir plus charnellement le monde toucha aussi la musique. Le 1er août 1752, une troupe itinérante italienne représenta à Paris La Servante maîtresse, opéra du compositeur italien Jean-Baptiste Pergolèse (1710-1736). Le ton léger de l’œuvre, tirant parfois vers la farce, divisa les intellectuels parisiens et opposa le Coin de la reine, camp de défenseurs de la musique italienne (D’Alembert, le baron d’Holbach, Grimm, Rousseau, etc…), au Coin du roi (Louis XV, Jean-Philippe Rameau, etc…) clan des partisans de la musique française. Cette virulente polémique, connue sous le nom de « Querelle des bouffons », du nom de la musique buffa, atteignit son apogée lorsque Rousseau publia en 1753 sa lettre sur la musique française, qu’il accuse d’avoir recherché « faute de beauté réelle, une beauté de convention. La beauté réelle c’est aussi la beauté de sens”.

Retour à Paris en 1757

Lorsqu’il revint à Paris en 1757, Greuze était précédé d’une belle réputation et obtint des conditions de vie et de moyens d’existence avantageux. Les artistes, que la Cour distinguait, bénéficiaient, au Louvre même, d’un logement et d’un atelier.

Ainsi le marquis de Marigny, surintendant des bâtiments de France, et accessoirement frère de la marquise de Pompadour, maitresse du Roi, écrivit, le 28 novembre 1756, avant même son retour d’Italie  donc: « J’ai vu à Paris des tableaux qu’il a envoyés de Rome et dont j’ai été si content que, sachant que ses facultés du côté de la fortune sont extrêmement bornées, j’ai résolu de lui procurer les occasions de le soutenir par son travail et par ce moyen de se perfectionner dans son art », et il lui procura « une chambre qu’il pût habiter et dans laquelle il eût le jour nécessaire à son travail ».

Le même Marigny lui concédera, le 10 mars 1769, un logement à vie, Rue des Orties, galerie du Louvre n°11, où il pourrait vivre en toute tranquillité en famille.

Cette rue des Orties n’existe plus. Elle longeait la galerie du bord de l’eau (ou grande galerie) du palais du Louvre. Elle était également nommée « rue Saint-Nicolas-du-Louvre », l’église Saint-Nicolas du Louvre se trouvant dans cette rue avant sa destruction en 1780.

Eglise Saint Nicolas du Louvre

Les bâtiments situés au nord de la rue ont été rasés en 1808 afin de dégager la cour du Louvre. Au moment de sa suppression dans les années 1850, elle reliait la place du Palais royal à la rue du Carrousel, dans le quartier des Tuileries.

Le Cygne de Baudelaire évoque la disparition de ce quartier: « Comme je traversais le nouveau Carrousel…le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) »

« Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie

N’a bougé ! Palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. ».

Et Greuze se maria…Pour le pire et pour le meilleur

Greuze se maria le 3 février 1759 avec Anne-Gabrielle Babuty qui était la fille d’un libraire. Greuze étant entré dans la boutique, soit pour acheter un livre soit qu’il eût remarqué la jeune fille, s’éprit d’elle. Il avait 34 ans et elle 30. Très jolie avec des yeux exquis sous de longs cils, elle était coquette et sentimentale. Son portrait se trouve dans La Mère bien-aimée et dans la Philosophie endormie.

Jean-Baptiste Greuze, La philosophie endormie ou le portrait de Madame Greuze, Gravure

Jean-Baptiste Greuze, La mère bienheureuse,

En fait on retrouve son portrait dans de nombreux tableaux et il est facile de repérer son visage tout en rondeur.Greuze était au sommet de la gloire ; il trouvait dans sa femme le type féminin qu’il rêvait. Il la peignit beaucoup.

L’idylle tourna court. C’était devenu pour Greuze une créature paresseuse, gourmande, frivole, dénuée de sens moral et ne songeait qu’à profiter de l’argent qu’il gagnait. Aussi présenta-t-il en 1785 une demande en divorce, lequel fut prononcé le 4 août 1793.

Mais elle développa chez lui chez lui le goût de la sensualité que l’on retrouve dans la plupart de ses grands tableaux, qu’ils soient sentimentaux, moraux ou tragiques.

Madame Greuze lui permit de développer une sensualité savante, l’art de suggérer. Tout n’est dévoilé qu’à demi mais quand même à demi. Aussi, les lèvres sont à demi ouvertes comme les yeux.  Greuze recherche les raffinements qui excitent le désir et donne à ses créatures un air de candeur, métaphore d’une perversité bien aimable.

Il n’aura donc pas tout perdu dans son ménage  

Jean-Baptiste Greuze, Le miroir brisé, 1762-1763, huile sur toile, 56×45 cm, Wallace collection, Londres.

Jean-Baptiste Greuze, Buste de jeune femme rêveuse, avant 1775, huile sur toile 46×38 cm , collection privée

La jeune femme s’abandonne à son rêve. Le linge  ne supporte plus le moindre ajustement, le vêtement se détache de lui-même, et de ce qu’il en reste,  épouse avec souplesse les chairs alanguies. Les plis et ses froissements suivent les douces sinuosités du corps qui s’abandonne.

Jean- Baptiste Greuze, Le Souvenir,

Jean-Baptiste Greuze, Jeune fille à la fenêtre

Peu importe les titres, ces femmes éprouvent avec volupté la joie ou la souffrance amoureuse, l’avidité d’émotions physiques, la tension des nerfs.

Greuze les a peintes dans la plénitude de leur être.



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