
Greuze aux cheveux blonds et frisés. Dans la force de l’âge, il a trente ans, il paraît distingué, avec une tête énergique, des yeux animés d’une lueur d’artiste; on imagine une parole vive et précise. Certains toutefois ont vu dans ses portraits une teinte d’irritabilité, de nervosité.
Greuze monte à Paris en 1750, de Tournus en passant par Lyon.

Jean-Baptiste Greuze, Autoportrait, vers 1769, musée du Louvre.
Quand il fait son autoportrait en 1769, Greuze se peint non seulement comme il est mais surtout comme il se voit.
Il se présente sous un air avantageux, masque sa vanité et son contentement de soi derrière une moue légèrement condescendante. Mais ce mépris muet c’est aussi son caractère ombrageux intransigeant dans une société d’ordres, les nobles, le clergé, le tiers Etat.
Il s’adresse en sa qualité de peintre et d’artiste du siècle des lumières à ses contemporains. Plébéien de naissance, il a coudoyé nobles, riches bourgeois commerçants ou financiers. Sûr de son art, et ne cède devant personne.
Mais il veut plaire aussi, ainsi le soin mis à sa coiffure, le jabot de dentelle savamment glissé dans l’échancrure de son gilet d’un vert séducteur, sa toilette, la veste à vaste replat sur les épaules, et les deux revers– on est au siècle des apparences, mises en scène par Marivaux et critiquées par Jean-Jacques Rousseau- . Chaque détail est souligné, le haussement du sourcil, le frémissement de la narine, la solidité du menton, il est prêt à bondir si vous avez l’heur de lui déplaire, surtout lorsque vous parlez en termes critiques d’un de ses tableaux.
Pour mieux le cerner, mieux vaut encore comparer son portrait à celui d’autres de ses contemporains.

Louis-Michel Van Loo (1707 -1771), portrait de Denis Diderot, huile sur toile, 81×65 cm
C’est un personnage amène, en empathie avec ses spectateurs, un rien charmeur derrière une élégance ici purement artificielle, construite par le peintre plutôt que par Diderot lui-même. Un grand peintre même quand il réalise un portrait fait d’abord sa propre peinture.

Attribué à Louis-Michel Van Loo (1707 -1771), portrait de Denis Diderot, huile sur toile, vers 1770 ,
Représenté dans une tenue d’intérieur, le philosophe porte ici une robe de chambre moirée. Van Loo rend ici parfaitement les traits de son visage, son grand front, ses yeux vifs et sa bouche charnue.
Ou celui de l’architecte néoclassique Jean-Germain Soufflot (1713- 1780), architecte français qui s’inscrit dans le mouvement néoclassique ( architecte du Panthéon à Paris et de l’hôtel-Dieu à Lyon)

Attribué à Van Loo, portrait de Soufflot
Ici, nous avons un personnage avenant, rayonnant empreint d’empathie. Son visage est aussi soyeux que sa tunique. L’opposé de Greuze.
Réservons le cas singulier de Jean-Jacques Rousseau

Allan Ramsay ( 1713- 1784, peintre écossais), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) , 1766, huile sur toile, 74,90 x 64,80 cm, Scottish National Galerie . Il est précisé On display, c’est donc l’occasion de se rendre en Ecosse en prenant le soin de s’habiller comme Rousseau à défaut de le faire pour les mêmes raisons que lui, simplement pour se prémunir du froid.
En effet pour symboliser son rejet de la société, Jean-Jacques Rousseau décida de cesser de porter la perruque et les luxueux vêtements de l’époque. Il se coiffa d’un bonnet fourré et revêtit l’habit arménien, une sorte de longue tunique ceinte portée sous un caftan oriental.
Pour Rousseau être et paraître sont deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse et le cortège de toutes les inégalités. Et dans ce monde des apparences, la profusion des dentelles était le comble des mondanités. Un monde factice et injuste. Dentelles et mondanités que Greuze affectionnait.
Pour Greuze, peindre la vie villageoise oui aller vivre à la campagne comme Jean-Jacques Rousseau assurément non.

Jean-Baptiste Greuze, Les œufs cassés, 1756, huile sur toile, 73×94 cm, Metropolitan Museum of art de New York (USA)
Cette comparaison du portrait de Greuze que l’on peut faire avec de nombreux autres portraits d’hommes de l’époque donne une image pénétrante et édifiante de Greuze.
De tous ces portraits, lequel est le plus ténébreux, le plus ombrageux, le plus orgueilleux. Celui de Greuze. Et pour en être plus sûr, il n’a laissé à personne d’autre qu’à lui-même le soin de se peintre sous ces traits puissants et volontaires. C’est lui-même en tant qu’homme et en tant qu’artiste.
Nous allons maintenant pénétrer dans son atelier et, prévenus, nous prendrons bien garde à nos propos. Mais voilà, pas de chance, entre madame R. ; elle regarde la Malédiction paternelle.

Jean-Baptiste Greuze, La malédiction paternelle, 1777, huile sur toile, 130 x162 cm, Musée du Louvre Paris
Elle dit :
- Je vois bien le nombre et la variété des passions que vous avez exprimées avec force et vérité mais l’ensemble de l’ouvrage ne produit aucune impression, aucune émotion. Vous voulez être pathétique vous n’êtes qu’emphatique, vous embrunissez votre palette. Le fonds conventionnellement verdâtre ne favorise aucune harmonie des couleurs de premiers plans, trop vives ou trop dispersées. Vous ne produisez qu’indifférence chez le spectateur.
Courroucé, Greuze la rabroua :
- Vous n’avez aucune intelligence de la peinture. Je rends la vertu enviable et le vice odieux. Les aplats et les glacis de peinture sont parfaits, les coloris sont les plus exigeants. Je vous défie de trouver un aussi grand peintre pour donner à la peinture littéraire autant d’éclat.
Madame R. battit en retraite et le complimenta sur sa Jeune fille à la cruche cassée et tout rentra dans l’ordre tant Greuze aimait à faire visiter son atelier aux dames. Et la labilité de soncaractère fera le reste.
On observe d’ailleurs chez des artistes qui recherchent avant tout le succès, comme c’était le cas de Greuze, une sorte d’irritabilité du caractère qui les rend affable au premier abord mais chez lesquels à la moindre contrariété émerge une susceptibilité qui se mue rapidement en véritable tornade de colère.
Le monde parisien où Greuze arrive en 1750

L’hôtel de ville de Paris en 1753. Paris comptait alors 600 000 habitants.
Au milieu du XVIIIème siècle les fêtes, les fastes de la Cour battaient leur plein et l’absolutisme royal connaissait son acmé. La Cour voulait dicter le bon goût et l’Académie royale de la peinture et de la sculpture était son bras armé. Le roi bridait les tentatives d’émancipation, moins celle du peuple encore docile que celle de la bourgeoise qui était la classe montante.
En 1748, Montesquieu (1689-1755) avait publié son Esprit des lois, qui établit (à sa façon) la division des pouvoirs d’un Etat moderne (d’aucuns disent démocratique, mais ce n’est pas chez Montesquieu aussi certain que cela. Il me semble que Montesquieu restait monarchiste et souhaitait conserver au roi un large pouvoir, notamment exécutif). Pour la souveraineté populaire ce sera plutôt Rousseau.
Justement en 1750, Jean Jacques Rousseau publiera Son discours sur les sciences et les arts, couronné par le prix de l’Académie de Dijon et qui, paradoxalement considère que ceux-ci sont de nature à aliéner l’homme, en tout cas participent à cette aliénation. Face à la conviction éclairée des uns que le progrès des sciences et des techniques ainsi que les arts affermissaient le bonheur, Rousseau soutenait qu’ils avaient éloigné l’homme de son état primitif et naturel et l’avaient plongé dans le monde des apparences. Il se distingua des autres philosophes des Lumières liant progrès des sciences au progrès social autant que moral. Et bien sûr ses anciens amis se sont éloignés de lui. Mais que faire ?

Edouard Lacretelle, Portrait de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) (il s’est inspiré du tableau de Latour)
Le peintre et son sujet n’étaient pas contemporain, mais l’artiste tente de représenter fidèlement le philosophe, à l‘âge où celui-ci, en quête de notoriété fréquentait les salons intellectuels parisiens. Cette reconnaissance Rousseau ne devait l’obtenir qu’avec la publication en 1750 de son discours sur les sciences et les arts.
Voltaire (1694-1778) était une célébrité et le philosophe David Hume (1711-1776, Enquête sur l’entendement humain, 1748) est une personnalité des Lumières écossaises.

Allan Ramsay, Portrait de David Hume, pour former un diptyque avec celui de Rousseau( 1766).Voir plus haut celui où il est représenté en bonnet et caftan. Rousseau se plaignait de la dissymétrie de traitement entre les deux portraits. Bougon Jean-Jacques Rousseau.
En 1751, c’est la publication du premier tome de l’Encyclopédie de Denis Diderot, tout juste sorti de son emprisonnement à a Bastille, par lettre de cachet du Roi Louis XV le bien-aimé, et Jean le Rond d’Alembert (1717-1783). Sa publication s’étendra entre 1751-1772 – la période faste de Greuze -, interrompue par des procès et la censure. 140 auteurs pour 72000 articles cette œuvre de référence sera vendue à près de 25 000 exemplaires.
Mais l’Encyclopédie ne fut pas le seul vecteur de la diffusion des idées des Lumières. Elles étaient également diffusées dans les salons littéraires, les cafés où on pouvait se rendre sans avoir reçu d’invitation contrairement aux salons, voire les cours des capitales européennes.
Parmi les salons littéraires, on peut prendre l’exemple de celui de Louise Dupin, qui en tenait un à l’hôtel de Lambert, sur l’île Saint Louis, parmi les plus en vue de Paris. Son mari Claude Dupin, n’était pas noble, il était fermier général, autrement dit un receveur des impôts, et se rémunérait directement sur l’impôt collecté (il était aussi propriétaire du château de Chenonceau) . Et avait pris Jean-Jacques Rousseau comme secrétaire particulier. Au reste, ce dernier ne tarda pas à se rendre compte de l’incongruité de sa situation. Toutefois, dans ses confessions, il écrira « Je me trouble. Je m’égare. Et bref, me voilà épris de Madame Dupin». Mais c’était dans sa nature.
On retrouvait dans le salon de Louise Dupin pour parler philosophie, arts et progrès scientifiques, justement ces encyclopédistes, philosophes savants et artistes, dont j’ai parlé, tels Voltaire (flagorneur, qui qualifia madame Dupin de déesse de la beauté et de la musique) , Fontenelle (1657-1757 centenaire ma foi, avocat, scientifique, philosophe) , Buffon (1707-1788), Diderot l’encyclopédiste, le baron d’Holbach (1723-1789) philosophe matérialiste, l’abbé Morellet (1727-1819) économiste.

Jean-Marc Nattier, portrait de Madame Louise Dupin. Ce portrait se trouvait dansle boudoir de l’hôtel de Saint Lambert, où se tenait son salon littéraire.
Et dans le même temps, depuis Isaac Newton (1642 -1727) mort donc deux ans après la naissance de Greuze, la Révolution scientifique (la Révolution politique suivra) connaissait une sorte d’élan et la Science s’envolait.
C’est donc un monde en ébullition dans lequel Greuze fait son entrée en 1750. Introduit dans le monde des encyclopédistes et des artistes ; Greuze s’inspirait de la conception dramatique défendue par Diderot.
Mais l’art de Greuze reste une vision personnelle, et il reste peu sensible aux sujets à caractère scientifique, aux découvertes et aux évolutions des sciences et des techniques ( il n’y a pas de thèmes équivalents par exemple à la leçon d’anatomie de Rembrandt).
Mais avant d’arriver à Paris ….Naissance de Jean-Baptiste Greuze et formation
Jean-Baptiste Greuze naquit le 20 août 1725 à Tournus, petite ville située près de Mâcon. Il est le fils légitime de Jean-Louis Greuze, maître couvreur à Tournus, et de Claudine Roch, sa femme.
Il a été baptisé le même jour par le vicaire Gornot, également rédacteur et dépositaire de l’acte de naissance. Il est donc né dans une famille modeste, croyante et dans une société provinciale où les clercs jouaient aussi un rôle d’officier d’Etat civil.
Son parrain Jean Bezeaud, était aussi maître-couvreur et sa marraine la demoiselle Antoinette Auberut, femme d’Hugues Brulé, boulanger en la même paroisse. Ils ont tous signés l’acte de naissance à l’exception du parrain qui ne sait pas signer. Un milieu modeste.
Sa famille comptait en faire un architecte, mais, dès ses premières années, sa vocation se révéla. Le couvreur décida alors d’envoyer son fils à Lyon “pour apprendre les affaires” dans l’atelier du peintre Grandon. L’expression est étrange, mais elle s’applique exactement au métier de cet homme qui dirigeait une véritable usine de tableaux, les faisant copier et recopier, arranger, adapter par ses élèves. Greuze y apprit des notions de dessin, l’usage des couleurs, peut-être même un peu de cette habileté que l’on pourra critiquer plus tard dans certaines parties de ses œuvres.
Pour l’anecdote, « Greuze fut pris de passion à Lyon pour la femme de son maître Grandon, idylle d’enfance inavouée et qui fut découverte par une fille du peintre surprenant l’élève couvrant de baisers une chaussure de madame Grandon, trouvée sous la table ». Toute sa vie Greuze fut un cœur d’artichaut.
Greuze suit cependant son mentor lyonnais Grandon à Paris où il s’installe en 1750. Il devient l’élève de Charles-Joseph Natoire, également directeur de l‘Académie de France à Rome et tableau avec lequel il eut tôt fait d’avoir des démêlés, refusant de se plier à la conception des professeurs de l’académie royale de peinture et de sculpture.
Il rencontra immédiatement le succès à Paris, précédé d’une réputation élogieuse de l‘Académie de France à Rome et affirma sa personnalité dans un tableau exposé au Salon de 1755, le Père de famille expliquant la Bible à ses enfants, où il fut très remarqué.

Jean-Baptiste Greuze, La lecture de la bible, 1755, huile sur toile, 65,3x 82,4 cm, Le Louvre, Paris.
Ce tableau est caractérisé par sa représentation réaliste de la vie familiale et a été salué pour sa moralité, se démarquant des thèmes plus légers du rococo.
Sur la proposition de Pigalle, il fut agréé le 8 juin 1955 par l’Académie Royale avec son tableau : L’Aveugle trompé (par sa femme).

Jean-Baptiste Greuze, L’aveugle trompé, 1755, huile sur toile, 66×54 cm, musée Pouchkine Moscou.
Il s’agit d’une scène de genre de style flamand. Ce tableau est peu engageant. Mais, écrit Grimm en septembre 1755, « Un Père qui lit la Bible à ses enfants, Un enfant qui s’est endormi sur son livre, l’Aveugle trompé… sont trois tableaux très agréables, pleins de naïveté, d’expression et de vérité. » (Grimm, Correspondance littéraire, 15 septembre 1755).
Ainsi, lors de son premier séjour à Paris Greuze peignait déjà beaucoup, recevait beaucoup d’éloges de la part des critiques d’art et vendait fort bien ses œuvres.
L’abbé Gougenot, par ailleurs mécène, demanda à Greuze de l’accompagner en Italie. Le 24 septembre 1755, le marquis de Marigny lui permit, au nom du Roi, de voyager en Italie pour « y acquérir de nouvelles connaissances et se perfectionner davantage dans l’art de la peinture d’après les ouvrages qu’il sera à portée d’y voir ».
Il séjournera là-bas deux années…
