Greuze et l’art français du portrait au XVIIIème siècle, Greuze septième partie

20 July 2024

Greuze et l’art français du portrait au XVIIIème siècle, Greuze septième partie

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Le portrait donne un visage au XVIIIème siècle

Dans la mesure où le privilège de se faire représenter par un grand artiste de son temps n’était plus réservé à la famille royale et à la société de cour, une demande privée vit le jour et permit au portrait de devenir un genre pictural plus lucratif que la peinture d’histoire. L’ascension sociale, la richesse, l’assurance croissante et le besoin de reconnaissance des couches montantes se traduisirent donc par d’innombrables portraits individuels ou familiaux commandés par les anoblis, la bourgeoisie financière et économique et les élites cultivées, les hommes de lettres.

Les évolutions rapides de la société dans  la seconde moitié du XVIIIème siècle et l’ascension de la bourgeoisie s’accompagnèrent d’un désir de distinction sociale et de de représentation publique, auquel le portrait répondit en grande partie.

Le goût pour le portrait conduisit à une remise en question de la hiérarchie académique des genres. L’Académie royale de peinture et de sculpture avait refusé d’accorder le titre de peintre d’histoire à Greuze, après sa présentation de son tableau « Septime Sévère et son fils Caracalla », lequel en avait conçu un immense dépit. Aussi passé chez le portraitiste Grandon au début de sa carrière il n’eut aucun mal à s’inscrire dans le mouvement porteur qu’était la peinture des portraits.

Dans le même temps tout au long du siècle se poursuivit un long débat sur la forme et la fonction du portrait. Alors que les traités en France depuis le siècle précédent avaient été élaborés autour de l’Académie et reposaient essentiellement sur l’expérience des œuvres et la mise en évidence des qualités et défauts de celles-ci, de nouveaux acteurs interviennent. Les philosophes s’interrogent sur la validité du jugement esthétique ; les critiques d’art sur l’effet produit par les œuvres ; les historiens sur les causes des changements qui se produisent dans l’art à travers les siècles.

La richesse de la peinture du XVIIIème siècle et, en particulier du portrait, résulte aussi de ce qu’il n’ y a pas d’unité de vues. Pour chaque artiste, il convient de rechercher ses influences, son originalité et sa vision picturale, le reconnaître et, le cas échéant, aimer ses oeuvres. Ce qui se révèle être captivant.

Une critique sans ménagement du portrait classique

Le portrait classique, c’est à dire le portrait peint dans la “grande manière” propre au XVIIème siècle, codifiée par l’Académie royale de peinture et de sculpture, principalement pour la peinture d’histoire et, par suite, pour la peinture de genre et le portrait, est devenu un art factice soumis à des codes précis.

Les impétrants artistes copient à l’envi les tableaux des maîtres reconnus et produisent des oeuvres sans imagination ni consistance. Il n’y a plus ni vie, ni caractère, rien de naturel, de sublime, de dramatique, ou d’épique. Plus d’élan ni de passion.

Ainsi Diderot reproche t-il aux peintres de son temps les conventions académiques. “Les élèves” écrit-il “pendant sept années copient un modèle qui prend toujours les mêmes positions contraintes, apprêtées, arrangées”.

Les tableaux mythologiques ou allégoriques qui n’ont plus de sens au XVIIème siècle – ils en reprendront au siècle suivant avec les préréphaëlites ou les symbolistes avec des visions totalement autres – procurent de l’indifférence ou de l’ennui.

François Boucher, Renaud et Armide, 1734, musée du Louvre, Paris

Mais quand il s’agit de François Boucher, chevau-léger de l’art baroque, on ne résiste pas au plaisir de contempler encore et encore ses tableaux à la grâce aérienne, même en l’absence de toute portée symbolique.

François Boucher, Diane sortant du bain, 1742, musée du Louvre ,Paris

Oublions cet instant de rêve et revenons aux sévères critiques de l’époque portées contre les peintres académiques, leur vision cristallisée de l’art , sans omettre qu’ils occupaient les plus hauts postes à l’Académie royale de peinture et de sculpture et à la Cour.

Généralement, dans le portrait classique, le modèle ne regarde pas le spectateur et celui-ci ne saurait le regarder dans les yeux. Le modèle héroïque ou princier regarde par-dessus son épaule gauche, attitude sans doute prise par  habitude naturelle, ou acquise par l’éducation.

De même, le petit doigt est levé ou la main droite posée sur la poitrine, gestes qui devaient jadis exprimer «de la grâce». Ou alors les hommes mettent un bras sur le côté et pointent du doigt quelque chose au loin.

Certains sourires affichés par les hauts personnages ou dignitaires ecclésiastiques  paraissaient fats ou sans propos.

Tout cela apparaît au XVIIIème bien affecté et dénué de vision artistique.

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Le portrait peint selon  « la grande manière », telle que  pratiquée par Charles Le Brun ou Rigaud au XVIIème siècle se maintient pourtant.

François Rigaud, Portrait de Marie Cadenne, 1684, musée des Beaux-arts de Caen.

La manière classique de peindre les portraits s’est toutefois maintenue au XVIIIème siècle avec un sucès relatif, mitigé, voire critique on l’a dit. Cette manière de peindre, empreinte de style baroque,  envisage d’abord de faire le portrait d’un personnage de pied en cap dans une posture convenue : par sa pose, le modèle indique sa condition, son ambition ou sa vanité. Celle-ci est toujours la clef de la composition.

Charles-André Van Loo, Portrait de Louis XV, après 1750. Les décors sont chatoyants et les vêtements chamarrés forcément.

Casque et cuirasse sont ici aussi convoqués. Mais Van Loo sauve le visage de Louis XV dont le regard se perd au loin dans le vague…à l’âme peut être.

Jean-Marc Nattier, Portrait de Madame Henriette (fille de Louis XV) jouant dela basse de viole, 1754, Vmusée des châteaux de Versailes et de Trianon.

C’est sa marque de fabrique, Nattier campe la princesse dans la grande mise en scène d’autrefois, « la grande manière » celle de Rigaud, mais en plus fade : devant une immense draperie bleue qui couvre un clavecin, la princesse en larges paniers de brocart rouge safrané tient une basse de viole, plutôt qu’elle n’en joue. Une parade sans émotion. Et que regarde-t-elle au juste. La position n’est pas naturelle mais surtout sans grâce sans finesse sans art. On  chercherait en vain la personnalité du modèle représenté.

La basse de viole de Madame Henriette montre une grande prudence de Nattier face à l’émancipation féminine, ce que ne fera pas Quentin de la Tour avec ses modèles entourés de livres, souvent des Lumières (François Boucher évitera toutefois de montrer les titres des ouvrages).

Aussi Nattier fut-il  une victime marquante du désenchantement pour ce type de portrait en pied et d’apparat. Quand il ne fut pas marqué du sceau du ridicule lorsqu’il peignait une femme du monde ou une princesse sous les traits d’une déesse antique.

Jean-Marc Nattier, Portrait de femme sous les traits de Diane, 1735, huile sur toile, 
96 x 76 cm

Mais chacune pouvait se faire peindre en Diane par cet artiste bien en cour.

Là c’est madame de Pompadour en Diane (1746) toulours peinte par Jean-Baptiste Nattier Musée national du Château et des Trianons. Intéressant.

Au reste, Nattier n’est pas tombé dans un oubli complet. Somerset maugham, dans son roman, “Le fil du rasoir” écrit en 1943 et publié un an après, on peut lire :” Il avait invité Marie-Louise de Florimond, qui associait à des relations irréprochables une immoralité notoire. Elle avait quarante ans, mais en paraissait dix de moins; elle avait hérité la beauté délicate de son aïeule dont le portrait, signé de Nattier, figurait maintenant dans l’une de collections les plus réputées d’Amérique”.

Peut-être pensait-il en écrivant son roman au portrait, non pas d’une aïeule de la fictive Marie-Louise mais à une autre Marie-Louise.

Jean-marc Nattier, Madame Marie-Louise de France, 1748, Musée de Versailles.

Dans Sodome et Gomorrhe c’est le portrait de la duchesse de Châteauroux de Nattier qui est cité « chef d’œuvre de Nattier fixant la duchesse en majestueuse et meurtrière déesse”.

Jean-Marc Nattier, Marie-Anne de Mailly-Nesle, duchesse de Châteauroux, 1744, représentée en point du jour

Elle n’a toutefois, sans chercher à contredire Marcel Proust, d’une conquérante que d’être devenue la maîtresse du roi Louis XV, présentée sous les traits d’une déesse, marque de fabrique de Nattier.

Toutefois le rococo donne un regain d’intérêt à ce type de portraits en leur conférant un caractère somptueusement décoratif.

François Boucher, Portrait de Madame de Pompadour, 1758, Huile sur toile, 72×57 cm, Londres, The Victoria and Albert Museum.

Ce n’est peut-être  pas le visage de la Pompadour, la pose convenue, simple posture qui nous attire d’abord… mais les éclats des plis métalliques de l’immense robe de satin brun rosé dans un décor artificiel et délicieusement gothique avant la lettre. Mais Boucher met aussi tout en œuvre pour attirer l’attention sur les yeux noirs, vifs et directs de la femme intelligente. 

Le choix des teintes de la robe, un rosé doré, confère toutefois au sujet un léger trouble sentimental sans once d’esprit libertin, une liberté d’être et de ressentir et, par la présence du livre, une liberté de pensée. Est-ce bien confortable pour lire ? C’est de l’art et non pas un exercice de vraisemblance.  

Maurice Quentin de la Tour, Portrait en pied de la marquise de Pompadour ,1752/1755, Pastel, musée du Louvre, Paris.

Taillée dans une pièce de lampas broché de fils d’or formant un motif de palmes et de fils de soie dessinant des rameaux fleuris, la robe est doublée de soie gris perle et s’enrichit d’une pièce d’estomac triangulaire à échelle de nœuds de taille décroissante, d’une modestie autour du décolleté, de trois rangs d’engageantes de dentelle de Valenciennes ou d’Alençon prolongeant les manches, d’une jupe faite de la même étoffe que la robe et d’un ou plusieurs jupons également bordés de dentelles. Elle est entourée de lambris à fond bleu et mouluration chantournée et dorée, la console ou la table en bois sculpté et doré, le canapé et le fauteuil « à la reine » dont les dossiers sont garnis de tapisseries florales (rien que la description à elle seule est rococo,ce qui montre que la littérature aussi peut être rococo)

Protectrice des arts, elle tient à la main une partition musicale. Les livres sont les derniers accessoires dont la présence serait, dans cette composition foisonnante, le fruit du hasard. La Henriade de Voltaire plaçait en avant un auteur que le souverain n’appréciait pas et pouvait être perçu comme une critique de la monarchie absolue. Paru en 1748, le texte de Montesquieu avait été mis à l’Index par l’Église en décembre 1751, farouchement opposée à la séparation des pouvoirs et à la monarchie constitutionnelle prônée par l’ouvrage.

Le portrait de la femme comme témoignage de son rôle entre jeux des modes, de la sensualité et de l’esprit.

Dans les portraits de femmes, on observe davantage un prestige de la féminité qu’une émancipation de la femme. Elle fait l’objet de toute la gamme des attirances, de l’adoration ou, comme ici, de la grossièreté.

Jean-Baptiste Greuze, Indolence ou La paresseuse, 1756, huile sur toile, 70 x 49 cm, Wadsworth Atheneum, Hartford.

Greuze expose au Salon de 1757 quatre tableaux « en costume italien », dont L’Indolence ou La Paresseuse italienne. On y retrouve l’influence non seulement de Caravage mais aussi de Subleyras, notamment dans la belle réponse aux tons crème et blanc, rehaussée de passages de couleurs chaudes, comme les chaussures écarlates de la jeune fille. Le sens des textures de Greuze se manifeste dans la gamme des matériaux proposés : de la délicatesse du verre au tissu grossier de la jupe, sans oublier les tons pâles mais sensuellement lourds de la chair. Un penchant typiquement greuzien pour les plaisirs du désordre caractérise l’ensemble de la composition. Ce n’est pas l’Italie mais son propre tempérament qui semble l’inspirer.

D’une façon générale la femme sourit peu dans les tableaux du XVIIIème. Au mieux, on observe un sourire voilé, esquissé, ou rentré.

Le portrait envahit les expositions au milieu du siècle

On voit dans chaque Salon annuel, un nombre considérable de portraits de courtisans et de gens du monde, de célébrités et de  parvenus, de gens de lettres, de femmes de différentes conditions.  (Sur le Salon bisannuel au XVIIIème siècle -années impaires- , qui se tenait dans les galeries du Louvre à Paris, voir sur ce site l’article sur Greuze, sixième partie « Greuze un peintre dans son siècle »)

L’éminent critique de l’époque, La Font de Saint-Yenne s’élevait contre l’exposition au Salon des portraits de cette « foule d’hommes, obscurs, sans nom, sans talents, sans réputation, même sans physionomie ». En vertu de quoi, s’emportait-il, ces « personnages géants à leurs propres yeux, et atomes à ceux du public », s’arrogeraient-ils le droit d’exposer publiquement leur visage, sans égard à leur « entière insipidité ».

Le portrait était regardé comme un genre pictural mineur bien loin derrière la peinture d’histoire, et même la peinture de genre.  Pourtant il s’impose et devient omniprésent.

L’argent signifiait un certain pouvoir, de l’influence et une situation mondaine. Aussi les membres des familles bourgeoises veulent-ils avoir leur portrait. Dans les salons ou galeries, on peut voir des portraits de personnages suffisants, débonnaires ou bienveillants, de jeunes talenteux et de financiers prospères, des portraits d’hommes pointilleux ou désinvoltes, bien d’autres caractéres.

 
Jacques Autreau, Portrait de l’homme à la pipe, huile sur toile 132 x 96 cm.

Il a l’air d’un brave homme, amène et d’agréable commerce, convenons-en.

Les hommes de lettres aussi.

Maurice Quentin de la Tour, Portrait de Jean-Jacques Rousseau, exposé au Salon de 1753, musée Antoine Lécuyer, Saint Quentin

Quentin de La Tour nous offre la présence merveilleuse de Jean-Jacques Rousseau, empreint de sensibilité, de poésie, un promeneur que l’on veut bien croire solitaire.

 
Maurice Quentin de La Tour (1704-1788), Portrait de Voltaire, v. 1736. Pastel sur papier, 60 x 50 cm. Château de Voltaire (Ferney).

Maurice Quentin de La Tour est parvenu à véritablement incarner le procédé stylistique de l’ironie de l’écrivain, grâce à sa science du sourire et de la dissymétrie des yeux ; un œil droit malicieux, le gauche plus sage et le fameux sourire, aux lèvres fines, discrètement impertinent. Une expression intense se dégage de ce visage qui sans être beau est cependant charmeur.

Greuse, Portrait de Diderot, Dessin à la pierre noire , pierre noire et blanche avec estompes sur papier brun,36,1 x 28,3 cm NewYork , The Morgan Library and Museum

Diderot est bien présent dans toute sa force musculaire, le front dégagé , les tempes dégarnies jusqu’à très haut, la chevelure posée sur sa tête comme une perruque mal posée, volontaire et prêt à donner toute sa mesure.

L’éminent banquier Jean Joseph de Laborde faisait travailler plusieurs peintres de portraits en même temps. Il commanda à Greuze en 1769 un portrait de famille.

Jean-Baptiste Greuze, La Mère bien-aimée , 1769, Peinture sur toile, 99×131 cm, collection du comte de la Vinaza, marquis de Laborde (Madrid).

Le tableau représente le banquier entouré de sa famille sous la forme d’une scène de genre rustique. En voulant trop montrer l’affection de ses nombreux enfants pour leur mère, ceux-ci l’étouffent et nous aussi. Et ces scènes familiales, intimes, avec la figure du patriarche, ici le banquier en homme simple naturel, ces “bonnes femmes” et la cohorte d’enfants, exaspèrent.

Trop de portraits tuent le portrait

Maurice Quentin de la Tour peut être regardé comme le maître du portrait au XVIIIème siècle.

Toutefois, l’abbé Gougenot – qui tout bonnement abbé qu’il était était aussi conseiller honoraire au grand conseil, associé libre de l’Académie royale de peinture et de sculpture et, à la bonne heure, fortuné – et il est loin d’être le seul, s’ennuie en 1747 devant « la trop grande uniformité » de ses portraits « placés les uns à la file des autres ». Il est vrai que Quentin de la Tour avait déjà exposé, en 1743, 18 portraits et depuis lors il n’avait cessé d’en apporter au  Salon annuel.

Et l’on s’ennuie davantage encore devant les portraits très nombreux des petits maîtres. Des portraits fades voire ridicules. Des personnages inexpressifs. Mais ce n’est pas le cas des portraits de Greuze.

Greuze, Portrait de l’abbé Louis Gougenot, 1757, peinture à l’huile sur toile
Hauteur : 59,6 cm ; Largeur : 53 cm, (format ovale), musée des beaux-arts, Dijon.

Greuze a su mettre en évidence le caractère solitaire et pourtant sociable de son modèle, mécène autant qu’abbé.
Maurice Quentin de la Tour, Auto-portrait, pastel (le pastel est une teinture, souvent dans les tons bleus, tirée de la plante éponyme, utilisée au XVIIIème ssiècle et bien moins cher que l’indigo que l’on emploie dans la peinture à l’huile)

Un auto-portrait délibérément rococo et, dans les yeux, une expresion à la fois pénétrante et amusée.

Maurice Quentin de la Tour,  Jean Le Rond d’Alembert, mathématicien, physicien, philosophe et encyclopédiste.

Et, dans les yeux, une expression à la fois affable et amusée.

Autant de portraits autant d’instantanés de la vie d’un homme anonyme ou célèbre.

Enfin,  l’on observe que  à cette époque les portraits de femmes sont nombreux, peut-être même les plus nombreux.

 
Joseph-Marie Vien, Portrait de madame Vien

La vérité du portrait, il faut choisir: La ressemblance ou un propos artistique, la personnalité du sujet ou un modèle héroïque, la nature fidèle ou un idéal.

Regarder les portraits de Quentin de la Tour, c’est rencontrer des instants expressifs. Les visages sont parlants. C’est un génie de la technique, il ne peint pas autre chose qu’une expression à un moment donné en respectant les insignes d’un rang social, d’une fonction, d’un état. Le signe de l’engagement social chez Quentin de La Tour réside moins dans les attributs extérieurs (vêtements, décors) que dans l’expression saisie au vif, dans une humeur momentanée où on se demande même si le modèle ne va pas déclarer quelque chose s’exprimer.

Chez Quentin de La Tour, les significations morales paraissent faibles ou faussées. Diderot a besoin de percevoir un discours signifiant, moral ou vertueux, lié au mouvement naturel de la société et l’accompagnant. Cela ne doit pas être un miroir ou un reflet conforme de la réalité, mais une sorte de « peinture d’histoire » transposée dans la peinture de genre et jusque dans le portrait.

Greuze a tenté de donner une coloration morale à ses personnages campés dans des scènes de genre visant à transmettre des messages édifiants.

Jean-Baptiste Greuze, L’accordée de village, 1761, huile sur toile, 92x117cm, musée du Louvre ,Paris

Jean Starobinski écrit de son art, dans son livre «l’invention de la liberté»: «  Art bâtard, qui refuse l’idéalité des formes et des objets pour mieux exalter l’idéalité des sentiments coulés au moule d’une psychologie traditionnelle. Le fils est ingrat, le père généreux et digne, la fiancée timide, etc…Art qui, pour avoir voulu marier la présence vraie des objets et la rhétorique des passions, perd souvent sur les deux tableaux. Car la description de la différence individuelle exige le repos silencieux et l’éloquence des sentiments veut une grande économie du visible. Or nous sommes chez Greuze à la fois dans le bruit et l’encombrement. ».

La prééminence du dessin et de la ligne et ou celle du coloris

Mais c’est surtout sur le plan pictural que le débat s’ouvre. Ici, le dessin est travaillé, la composion est soignée, Greuze privilégie la scène de genre plutôt qu’une scène mythologique.

Ce tableau, par exemple,  permet ainsi de mieux comprendre l’art de Greuze et sa place dans le siècle. A la fin du XVIIème siècle avait commencé un débat dit « Querelle des coloris »(1688) entre les tenants du dessin et de la ligne (dans le sillage de Raphaël et de Charles Le Brun, premier peintre du roi Louis XIV) et ceux qui privilégiaient la couleur puisant leur inspiration dans la facture colorée et fougueuse héritée des Vénitiens (notamment Titien) et des Flamands (surtout Rubens dont l’influence est demeurée prégnante, mais aussi de Rembrandt).

Greuze est un remarquable dessinateur, mais il est aussi influencé par l’art du portrait de Rubens et la lumière particulière que l’on trouve dans les tableaux de celui-ci.

Aussi l’art de Greuze est-il un syncrétisme des tendances opposées, de quoi déplaire à tout le monde.

Surtout au XVIIIème siècle, l’heure n’est pas à la conciliation entre les deux conceptions. La dispute s’achève au profit des tenants de la couleur, dont La Fosse est l’un des chefs de file, au détriment de ceux du dessin, ouvrant ainsi la voie aux futurs talents de la peinture française du xviiie siècle, tels Watteau, Boucher ou Fragonard. Mais Greuze ne se glissera pas dans la brèche.

Charles de la Fosse (1636-1715), élu le 7 avril 1699 directeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture, Moïse sauvé des eaux, 1701,  musée du Louvre Paris.

On observe toutefois qu’il est resté fidèle, sinon à la peinture d’histoire, à ce qui lui était apparenté, la peinture mythologique. Mais la différence entre les univers et les visions de ces deux peintres est considérable. Il en va de même des portraits entre ceux de Boucher ( voir plus haut ceux de Madame de Pompadour, par exemple), tout en coloris, et ceux de Greuze en traits fins et en modelés expressifs.

Charles de la Fosse, Bacchus et Ariane, allégorie de l’automne, 1701, huile sur toile, 242 x 165 cm, musée des  Beaux-arts, Dijon.

Son histoire est  touchante, Ariane a  été abandonnée sur l’île de Naxos par le héros Thésée, alors même qu’elle l’avait libéré du Minotaure sur l’île de Crète. Heureusement secourue par Bacchus, le dieu du vin et de la vigne et deviendra sa compagne. Ce sujet a  attiré l’attention d’une époque oscillant entre sentimentalisme et érotisme (Pour Greuze ce sera les deux, un mélange hasardeux de sentimentalisme et d’érotisme).

Ici, les tonalités chaudes, la touche large et grasse, l’attention portée aux modulations et aux accords de couleurs plus qu’aux contours, sont autant de manifestes du primat accordé par le peintre au coloris, ce que n’acceptera jamais Greuze

De plus, de la Fosse a joué un rôle clé dans l’histoire de l’art français, en sa qualité de directeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture au début du siècle, passant non seulement de la ligne à la couleur, mais aussi du classicisme du style français de la cour de Louis XIV au style rococo plus léger et plus ludique.

Greuze est resté au milieu de gué. Avec ses compositions soignées, trop soignées. Sa précision du dessin et la minutie des détails le placeront en marge des courants picturaux les plus en vogue, sans nuire avant la fin du siècle à son succès public.

D’autant que dans le même temps le philosophe et critique Diderot lui lançait “Mon ami Greuze, fais de la morale en peinture”. Ce qu’il fit.

Avec son savoir précis, sa ligne exacte, son décor signifiant, ses tableaux font l’éloge de la vertu et la représentaton d’un monde bourgeois . Ce sont des faits divers ( La malédiction paternelle, 1777, Au
Louvre) , des réunions calmes, familiales ( La veuve et son curé,1784, Saint Pétersbourg).

Et lorsqu’il tente un peu d’équivoque, Goncourt écrit :”il change en provocation la simplicité et le négligé de la jeune fille, ce qui flatte les “appétits usés” de son siècle. On serait loin de Fragonard, son chic et son ironie.

Mais il conserve à nos yeux une fraîcheur de touche et une âme candide. Et cela se traduit bien dans les nombreux portraits qu’il a réalisés.

Mais il tire sans doute aussi trop souvent sur la corde pathétique…si bien qu’à la fin elle se rompt.

Jean-Baptiste Greuze, l’enfant gâté,  1763, Salon de 1765, peinture sur toile, 66,5x56cm, musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg.

Ici, le portrait d’une mère bien indulgente dans une scène de genre rustique où se multiplient les accessoires. Donc Greuze perdrait sur tous les tableaux et en particulier celui-ci. Pourtant on sent que Greuze possède une âme délicate et sensible. Mieux qu’un disciple des peintres hollandais il est le peintre d’un monde humble mais généreux.

Peut-on alors se tourner vers Chardin, peintre du regard, du mystère, qui crée dans ses portraits une présence vivante de ses modèles en évoquant simplement l’être lui-même, dans sa substance et la lumière des objets dont il fait sentir la matérialité.

Jean-Siméon Chardin, Une dame qui prend du thé, 1735, toile, 80x101ccm. Glasgow, The hunterian art gallery.

Il n’y a rien d’engageant chez cette dame, ses traits ne sont pas raffinés, son attitude commune. Mais il y a quelque chose de touchant dans ce portrait de femme rêveuse qui fixe son regard sur la vapeur  de son thé fumant.

Jean-Siméon Chardin, enfant jouant aux cartes, 1740, 82x66cm, musée du Louvre, Paris.

Chardin , de même que dans la dame qui prend du thé, sait fixer en peinture un regard, ici celui  concentré de l’enfant sur son jeu de cartes.

Jean-Siméon Chardin, l’Enfant au toton, peint avant 1738, huile sur toile, 67 cm de haut sur 76 cm de large, Paris au musée du Louvre

Il représente un enfant absorbé dans la contemplation du tournoiement d’un toton, une sorte de toupie. Le jouet tourne sur la table au bord de laquelle s’appuie l’enfant. Sur cette table, en second plan, on distingue des livres, une plume et un encrier. Du tiroir du meuble entrouvert, dépasse un porte-craie. Il traite avant tout d’une image en dehors du temps, d’un enfant absorbé dans son monde de jeux, étranger à tout ce qui l’entoure.

Mais Diderot  reproche à Chardin le caractère de ses portraits proches de la nature, de la matière sensible : « Ce n’est pas de la poésie, ce n’est que de la peinture…Ce peintre n’a jamais produit de verve, il  a le génie du technique ; c’est un machiniste merveilleux. »

L’absence de force lyrique,  de passion historique, de vision est encore plus marquée chez Perroneau, par exemple.  On a remarqué, le calme heureux des visages qu’il peints, qui paraissent « écouter de la musique ».

.Jean-Baptiste Perronneau , Olivier Journu (1756), New York, Metropolitan Museum of Art.

Jean-Baptiste Perronneau (1715-1783) fut ainsi véritablement le peintre de la bourgeoisie, plus soucieux du traitement esthétique de la réalité que de la fidélité à son modèle . Mais chez lui ces choix esthétiques sont convenus . C’est typiquement l’art à la mode avec la même pose, le même sourire, la même absence d’atmosphère dans la plupart des cas.

Jean-Baptiste Perronneau, Portrait d’homme, 1766

Proust l’appréciait vraiment . Ainsi dans “Le côté de Guermantes” il justifie que le peintre Elstir “admirât Perronneau””.

Heureusement, il y a les portraits de Fragonard, joyeux, ironiques.

Jean –Honoré Fragonard, Louis-richard de la Bretèche, 1769, huile sur toile, 80 x 65cm, musée du Louvre.

C’est un tableau mettant en scène l’abbé de Saint Non -drôle de nom pour un abbé, mais il est si fantasque- où le modèle est représenté dans un vêtement de fantaisie, dans une gestuelle fantasque, et dans un pur style rococo.

Jean-Honoré Fragonard, autrefois dit portrait de Denis Diderot, huile sur toile, 65 x 81, 5cm.

Fragonard a peint les yeux de Diderot d’une couleur différente de celle qu’il avait en réalité. La liberté de l’artiste ou alors c’est quelqu’un d’autre.

Fragonard, Autoportrait, en buste, le visage souriant, vers 1780–1785, pierre noire avec lavis gris, Paris, musée du Louvre. 

Chez Greuze, des portraits qui vantent le naturel, la personnalité du modèle, son intimité 

Greuze eut beaucoup de succès en qualité de portraitiste. Sans être influencé par un grand maître en particulier, il fit des emprunts à Rembrandt dans l’éclairage de ses personnages (Joseph 1755, Louvre)

Greuze, Portrait de Joseph, modèle de l’Académie Royale tenant une poêle à feu, 1755, huile sur toile, largeur 58 cm, hauteur : 68 cm, musée du Louvre. Paris

L’harmonie générale et la vie intense du regard  qui fixe le spectateur font  de Greuze un peintre des  hommes du peuple dans sa force et sa dignité.

Rembrandt, Portrait d’une jeune femme, peut-être Magdalena Van Loo , vers 1668, huile sur toile, 56,3 x47,5 cm , musée des Beaux-arts, Montréal, Canada.

Mais tous ses portraits n’ont pas rompu avec l’ancienne manière  et il se montre parfois  solennel et  fidèle à la « grande manière ». 

Greuze, Portrait de Monseigneur de Valras, évêque de Mâcon, (1690-1763), 1771, Mâcon.

Aucune singularité dans sa physionomie. Le tableau ne vaut que par le prix des étoffes du prélat qui se prélasse.

Les empâtements rendent la solidité molle des chairs et la consistance des riches étoffes. Mais à force de glacis, le tableau devient luisant et finit par ressembler à une toile cirée.

Le portrait entre mimésis et art du peintre

Le portrait est une œuvre d’art, ce qui suppose la primauté de l’esthétique et de l’idéal artistique sur la ressemblance, où le tableau ne serait que le simple reflet du modèle.

Les portraits  habituels étaient critiqués à cause du langage corporel codifié, de canons bien établis. L’art  consiste  à trouver l’équilibre entre la ressemblance avec le modèle et la vision artistique de l’artiste. Les écarts pris avec le modèle  peuvent se faire avec plus ou moins de finesse et de grâce. Au final l’emportent les exigences de l’idéal  et de la beauté de l’œuvre d’art.

Certes, la ressemblance constituait une « partie essentielle » des portraits et, pour la personne représentée, ses proches et le public profane, qui aiment « l’imitation agréable », elle était même le « principal et presque unique mérite qui les intéressaient ». Cependant, pour ceux qui jugeaient d’une œuvre mais surtout pour la postérité, la ressemblance n’avait pas cette importance absolue.

Ainsi, nous admirons dans les portraits de Titien, de Van Dyck, de Rembrandt ou encore de Rigaud, le « grand art de la Peinture », sans savoir si les personnages représentés ressemblent vraiment à leurs modèles. Ces peintres n’ont semble-t-il  jamais recherché la ressemblance « la plus exacte » dans leurs portraits, mais créé, grâce à leur expérience qui se fonde sur la « science du dessin et une « belle imagination de la Nature à tous égards », une véritable « ressemblance savante ».

Ils créaient d’abord des œuvres de Titien, de Van Dyck, de Rembrandt.

De ce point de vue, la ressemblance ne serait donc pas le critère décisif. On pourrait même avancer que c’est le moins important.

Le portrait est donc d’abord une œuvre d’art et non pas la photographie la plus exacte possible du réel.

Les caractéristiques du portrait chez Greuze

Greuze s’employait à rendre les apparences physiologiques. Un portrait d’homme ne sera pas l’approfondissement  d’un caractère psychologique mais la peinture d’un être naturel, d’une expression.

De même, la position sociale de son modèle ne sera pas le centre de son attention. Il se refusera à peindre les figures poudrées, les attifements de cour, en rupture complète avec la mode de la cour royale. 

Jean-Baptiste Greuze,  Portrait de Madame de Champcenetz, 1770, ancienne collection du  château de Franquetot.

Avec ce côté rembrandtesque et un petit air fripon du modèle, Greuze a donné à ce portrait, qui paraît désuet déjà pour l’époque, un caractère intime .

Lorsque l’on regarde un portrait de cour, ce que l’on admire c’est l’apparat; ce que l’on contemple c’est le rang élevé, la puissance du pouvoir et de la richesse. On ne voit pas Louis XV ou Louis XVI, mais le Roi. A une époque où la société était divisée en trois ordres, la noblesse, le clergé et le Tiers Etat, et où si souvent les hommes et les femmes du Tiers Etat comptaient peu, Greuze leur a donné une dignité.

Greuze fait de l’homme qu’il peint l’égal d’un prince ou d’un notable. Ce sera Courbet qui au siècle suivant sera le plus fameux représentant de cette manière de voir.

Dans ses premiers portraits Greuze avait opté pour un fond brossé, indéfini, de couleur neutre, qui met ainsi habilement en lumière les visages, dont « les carnations sont dérobées à la nature même » selon les termes de l’abbé Bidard à propos du Portrait de François Babuti (1761), le beau-père de Greuze.


Selon Diderot : « le Portrait de Babuti, beau-père du peintre, est de toute beauté. Et ces yeux éraillés et larmoyants, et cette chevelure grisâtre, et ces chairs, et ces détails de vieillesse qui sont infinis au bas du visage et autour du cou, Greuze les a tous rendus ; et cependant sa peinture est large. »

Greuze écrivait dans une note sur l’art de peindre : «  Faites des études avant que de peindre en dessinant surtout. Veillez à ce que vos fonds soient bien empâtés, et si vous ne réussissez pas ne craignez pas de revenir après, pourvu que ce soit en glacis, n’empâtez jamais vos dentelles ni vos gazes, soyez au moins piquant si vous ne parvenez pas à être vrai »

Les portraits d’enfant ou l’éloge de la sensibilité


Jean-Baptiste Greuze, Portrait de Charles-Étienne de Bourgevin de Vialart, comte de Saint-Morys, enfant, huile sur toile, hauteur : 65 cm ; largeur : 54 cm, musée d’arts de Nantes

Encadré de sa chevelure abondante et vaporeuse, son teint est pâle, quasi maladif. Il porte un élégant costume blanc de satin blanc. Certes inspiré de celui du Pierrot de la comédie italienne, mais aussi une couleur qui elle-même a une valeur symbolique chez Greuze et lui permet d’exprimer une vision ontologique de l’enfance.

L’enfant a un visage qui commence à s’allonger, un front haut, un nez droit, des sourcils dessinés, une légère fossette sur un menton rond, une bouche petite et charnue qui esquisse une moue presque boudeuse ou frondeuse. Il porte un petit surtout court et resserré à la taille  avec une collerette bouillonnée.

La rose ancienne et l’œillet, symboles de fraîcheur voient leurs coroles très épanouies. Un contrepoint  de l’enfance qui ne dure pas avec des fleurs qui vont bientôt se faner.

Greuze, peintre de ses amis

Greuze a peint des effigies de ses amis Sylvestre et Pigalle, ainsi que du graveur Wille qui reproduisit et diffusa son œuvre.


Jean-Baptiste Greuze, Portrait de M. Wille, graveur du roi, Salon de 1766, peinture sur toile, 59x49cm , musée Jacquemart-André, Paris.

Ici, la sanguine, la craie, la mine de plomb se croisent pour un portrait que Greuze veut « vrai ». Son coloris est franc, vigoureux. Il a aussi une manière de peindre les visages assez caractéristiques. Ce visage paraît être un pendant de celui par exemple de la “mère bien aimée ” ( voir l’image mise en avant de le titre de l’article).

Diderot en fit ainsi la critique :« Très beau portrait. C’est l’air brusque et dur de Wille ; c’est sa raide encolure ; c’est son œil petit, ardent, effaré ; ce sont ses joues couperosées. Comme cela est coiffé ! Que le dessin est beau ! Que la touche est fière ! Quelles vérités et variétés de tons ! Et le velours, et le jabot, et les manchettes d’une exécution ! J’aurais plaisir à voir ce portrait à côté d’un Rubens, d’un Rembrandt ou d’un Van Dyck. J’aurais plaisir à sentir ce qu’il y aurait à perdre ou à gagner pour notre peintre. Quand on a vu ce Wille, on tourne le dos aux portraits des autres, et même aux de Greuze. »

Pour Greuze les  princes,  les hommes  de la cour sont des hommes,  des femmes et des enfants

Episodiquement, Greuze  répond aux commandes des grands de son temps. Mais il les peint de la même manière qu’il aurait peint un homme du monde, un bourgeois ou un homme de lettres et non  pas un prince ou une princesse du sang.

Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Portrait du prince Louis-Charles de Bourbon, Dauphin de France, (1785-1795), fils cadet du roi Louis XVI et de la reine Marie-Antoinette, huile sur toile, 40 x 30,5 cm.

Ce tableau, présenté au salon de 1761 avait plu au Dauphin qui lui demanda d’en réaliser un de la Dauphine ; devant elle il aurait répondu qu’il n’en était pas question, faisant allusion aux poudres et fards que les femmes de ce temps se mettaient sur la figure.

Les derniers portraits de Greuze

Jean-Baptiste Greuze, Portrait de Michel-Nicolas Hussard (1749-1827), 1805,  Hauteur : 0.725 m, Largeur : 0.59 m, Nantes, musée des Beaux-Arts

Peint à mi-corps, Michel-Nicolas Hussard porte une redingote et un chapeau noirs, cravate et gilet blancs. Le gilet blanc n’est pas pour déplaire à Greuze. L’homme conserve une certaine élégance froide malgré un visage joufflu et un double menton.

Désormais Greuze s’intéresse davantage au visage et à l’expression de son modèle.  Il cherche davantage à transcrire sincèrement et attentivement la réalité de son sujet.

Ce tableau a été peint juste avant sa mort. Il frappe par sa simplicité. L’artiste se détourne de sa manière brillante et suave, au profit de moyens plus directs plus concentrés et d’une touche moins empâtée. On est désormais loin des dentelles et des satins (comme dans le portrait de la marquise de Bezons, 1759).

Cela montre aussi que Greuze n’était pas insensible à la nouvelle manière de peindre, celle néoclassique de l’école de Vien et de David.

Bien différent est le portrait du peintre néoclassique et préromantique Antoine-Jean Gros peint par François Gérard.

François Gérard, portrait d’Antoine-Gérard Gros à l’âge de 20 ans , 1790, musée des Augustins, Toulouse.

Derrière le portrait d’un jeune homme, il s’agit du portrait d’une ambition et d’un style de vie entre dandy et romantique. La simplicité de Greuze n’a rien à faire ici.  

Le visage du modèlee est exposé à la lumière dans un ton local. Ce portrait laisse présager de la peinture du XIXème passée la mode du néoclacissime.

Greuze et  ses portraits emportés par la Révolution

La Révolution balaya l’absolutisme royal et le monde de la Cour. Il était loin le temps des fanfreluches, des embarquements pour Cythère, de la Comédie italienne du début du siècle. S’était arrêté aussi  l’époque de Versailles, des maitresses du Roi et celle de la bergère du Trianon.

Elisabeth Vigée Le Brun, Marie-Antoinette dit « à la rose », 1783,  musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Derniers feux, derniers éclats de la monarchie, Elisabeth Vigée Le Brun sauve ce qu’elle peut.

Peinte dans un style rococo bien sage, l’artiste atténue les défauts physiques de la reine en lui affinant les traits pour en diffuser une meilleure image.

Derniers feux de Versailles

Le vif goût des portraits au XVIIIème siècle nous aura permis de détenir aujourd’hui toute une galerie des portraits des acteurs de la Révolution. Ainsi, par exemple, ceux qui ont joué un grand rôle au début de la Révolution, de la réunion des Etats généraux à la révocation et l’exécution de Louis XVI.

Jean-Laurent Mosnier,  Portrait de Jean-Sylvain Bailly (1736-1793), savant et homme politique ; maire de Paris de 1789 à 1791, huile sur toile, 1789,  musée Carnavalet, Paris

Pierre Moustiers, dans son roman historique « Un aristocrate à la lanterne » écrit : « 

Depuis que ce digne savant avait abandonné l’astronomie pour la politique son apparence physique avait changé : de face, le visage délicat rosissait sous une tension musculaire qui ne lui était pas naturelle tandis que brillait avec fixité le regard habitué à se perdre dans la contemplation des étoiles. De profil le nez s’allongeait, les joues se creusaient et la bouche exprimait une désillusion de poète. Il venait d’être nommé président de l’Assemblée Nationale et ce titre colorait indéfiniment ses pommettes et l’obligeait à se présenter de face en toutes occasions, dans un salon comme sur une estrade. »

Lors du rasemblement du peuple de Paris sur le champ de mars le 16 juillet 1791, le maire de Paris, Bailly, a proclamé la loi martiale. Les soldats sont venus disperser la manifestation . Ils pouvaient tirer sur les patriotes après deux sommations.

Dans son roman sur les enquêtes de Nicolas Le Floch ” Le secret de Marie-Antoinette”, Laurent Joffrin décrit “Un grand drapeau rouge, emblème de la loi martiale était déployé en avant d’une troupe serrée de gardes nationaux. Près du drapeau, la longue figure de Bailly, le maire de Paris, marchait en tête des soldats, une mâle résolution sur son visage allongée…Les soldats levèrent leur fusil et lachèrent une salve sur la foule.”

Il sera guillotiné le 11 novembre 1793, la guillotine ayant été symboliquement transportée sur le champ de mars, lieu de son haut fait.

Auteur présumé Joseph Boze, Portrait présumé d’Antoine Barnave (1761-1793), vers 1791,  musée Carnavalet, Paris

Joseph Boze, Portrait de Mirabeau,1789, Pastel

Joseph Boze, Portrait de Mirabeau, détail, 1789, Pastel

Au cœur de la Révolution

Pierre-Paul Prud’hon, Portrait de Louis de Saint-Just, 1793, huile sur toile, musée des beaux-arts de Lyon.

Dans son roman historique « Un aristocrate à la lanterne «  (il s’agit de Philippe d’Orléans dit Philippe Egalité qui a voté la mort du roi Louis XVI) , Pierre Moustiers  écrit : «  Camile Desmoulins  prétend que Saint Just  porte sa tête comme un sacrement . Il y a plus de vérité que  de malice dans  cette boutade. Saint- Just avec sa beauté délicate au teint d’hostie… »

David d’Angers,  Louis Antoine de Saint-Just (1848), galeries David d’Angers, Angers

Vers l’empire

En 1803, Il s’est trouvé que le premier Consul avait commandé en même temps son portrait à Greuze et à Ingres. Greuze avait 76 ans et Ingres 20 ans seulement.

Le futur empereur n’avait ni le temps ni la patience de poser. Il donna l’ordre que les deux postulants se tinssent dans une galerie de Saint Cloud qu’il devait traverser ; ils pourraient ainsi avoir de lui une vision rapide, retenir une impression qui leur servirait pour leur travail.

Parmi les courtisans, les officiers, les peintres sont bien là, certes anxieux. Leur modèle arrive, passe, s’approche, est étonné du regard attentif d’Ingres : « il est bien jeune ! »dit-il ; et voyant le pauvre Greuze en costume démodé de l’ancien régime : « mais il est bien vieux celui-là ».

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Jean-Baptiste Greuze , avec le concours d’Anna Greuze sa fille, Bonaparte premier consul, 1803, huile sur toile: hauteur 242 cm ; largeur : 177 cm, château de Versailles

Louis-Dominique Ingres, , Napoléon Bonaparte premier consul, 1803 ou 1804,huile sur toile,226 × 144 cm,  Liège

Œuvre néo-classique d’Ingres qu’a largement copié Antoine-Jean Gros en en accentuant les caractères.

Jean-Baptiste Gros, Bonaparte premier consul

Loin de l’approche humaine de Greuze, c’est le retour au tableau d’apparat, à la peinture d’histoire, à l’hagiographie picturale.

Conclusion

Greuze a été un artiste qui n’a pas connu comme Boucher la joie des arrangements colorés, comme Chardin le plaisir de rendre la nature dans toute sa matérialité lumineuse, comme Fragonard le bonheur d’une poétique ironique et virtuose, mais il nous aura laissé de belles figures empreintes d’humanité, de vérité, qu’il a peintes avec une belle habileté, une précision  tant dans les traits du modèle que dans ses accessoires. Il l’a fait avec orgueil et détermination pour rendre à ses modèles toute la force de  leurs caractères.

Il y a eu une production importante de portraits au cours de ce siècle, on l’a vu, ainsi on en trouve aujourd’hui beaucoup dans presque tous les musées de France. Par exemple au musée Magnin à Dijon aujourd’hui gratuit. Alors, c’est l’occasion de passer un merveilleux moment avec les portraituristes du XVIIIème siècle.



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