L’Art de Greuze dans les portraits de jeunes filles. Greuze cinquième partie

31 March 2024

L’Art de Greuze dans les portraits de jeunes filles. Greuze cinquième partie

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Quand on dit “un Greuze”, on imagine tout de suite, peut-on lire dans un article publié sous la direction d’Henri Roujon, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-arts à la fin du XIXème siècle, « une toile de coloration fraîche et séduisante, des têtes de jeunesse et de charme, une peau douce, des regards clairs, voluptueux, des chevelures blondes, des lèvres purpurines. »

Pouvons-nous encore de nos jours regarder de la même manière les portraits fleur bleue de Greuze?

La cruche cassée, tableau emblématique de l’art de Greuze

Même si l’on connaît peu l’œuvre de Jean-Baptiste Greuze, on connaît ce tableau légendaire.

Alors même qu’il était peu introduit à la Cour de Versailles et n’était pas un favori de la marquise du Barry, Greuze répondit, en 1771, à une commande de celle-ci, peut-être destinée à orner ses appartements privés au château de Louveciennes. La toile y sera en effet retrouvée à la Révolution.

Jean-Baptiste Greuze, La cruche cassée, 1771, musé du Louvre, Paris

Greuze choisit pour sujet une figure juvénile, pour nous infantile, mais à l‘époque cette jeune fille était regardée comme nubile.

Le visage est doux, les joues rosies, la coiffure soignée et délicate. La jeune fille tient serré dans ses mains un bouquet de fleurs. Une cruche fendue, symbole de faille, d’accroc, d’incertitude, de regrets ou de remords, est pendue à son bras. Le décor, signifiant, témoigne d’une âme rêveuse, inquiète et mystérieuse.

La toile est mièvre. On l’imagine reproduite à l’infini sur les plats en faïence de nos arrière-grands-mères.

Mais elle est dessinée avec précision et remarquablement exécutée.

Dans une lettre à un ami, Madame Roland raconte sa visite chez Greuze, au moment où le peintre achevait ce tableau, « A y regarder de plus près, la jeune fille n’est pas si innocente que ça, sa candeur est un peu exagérée : sa tenue est débraillée, et les roses qu’elle tient dans ses mains sont rassemblées au niveau de ses hanches, tandis qu’elle fixe le spectateur d’un regard un peu hésitant. De là à imaginer que cette cruche cassée symbolise sa virginité perdue… ». Personne n’était dupe.

Au reste, la littérature, disons légère, de l’époque multipliait les allusions sur les oiseaux morts et les cruches cassées si bien que les allégories étaient totalement transparentes.

Les Goncourt dénoncèrent d’ailleurs l’équivoque que représente ce tableau « Greuze change en provocation la simplicité et le négligé de la jeune fille, ce qui flatte les appétits usés de son siècle. Et contrairement à Fragonard il n’y a jamais d’ironie dans ses œuvres. »

L’usage du blanc est une vision picturale de l’artiste. Blanc baroque d’abord par un semblant de désordre, dans l’agencement de la robe blanche particulièrement décorative, mais un blanc qui annonce aussi le romantisme avec ses nuances de rose et de gris.

Ce tableau a probablement touché le cœur de Madame Du Barry.

Elle avait une fille, qu’elle avait eue d’Arnaud de Laporte, intendant général de la marine et Conseiller d’Etat, Mlle Betzy, peinte à ‘l’âge de huit ans, en 1770, par François Hubert Drouais.

Ce peintre l’a représentée de façon conventionnelle. Le modèle est engoncé, fade et apprêté, comme une enfant qui singe à 8 ans les femmes de la Cour. Et qu’apportent sur le plan pictural ces médaillons ?

Alors on peut imaginer que Madame du Barry ait pu exprimer le désir d’avoir un meilleur tableau représentant une jeune fille, même si ce n’est pas sa propre fille. Le tableau peint par Greuze a reçu un superbe accueil lors de sa présentation, et le succès de ce tableau a été durable, bien qu’il ne soit pas dans le ton des portraits de cour.  Il était dans l’air du temps cependant.

Jean Michel Moreau le jeune, Festin donné à Louveciennes chez Madame du Barry en présence du Roi, le 2 septembre 1771, à l’occasion de l’inauguration du Pavillon de musique construit par Ledoux . Encre,lavis et aquartelle. Paris,musée du Louvre, département des Arts graphiques

Et, de son côté, Théophile Gautier écrivit : « Quand il peint une innocence, il a toujours soin d’ouvrir la gaze et de laisser entrevoir une rondeur de gorge naissante ; la cruche cassée est le modèle du genre, la tête a encore la candeur de l’enfance, mais le fichu est dérangé. ». 

Et du point de vue de la technique picturale, jamais il n’empâte ses gazes ni ses dentelles.

Les caractéristiques du portrait de jeune fille chez Greuze

Greuze allie l’éclat de la chair féminine à celui des étoffes qui la couvrent, mais pas au-delà de ce que la stricte décence exige. Il fait résonner la candeur d’un satin à celle de son modèle. Avec virtuosité il reproduit, en usant de glacis, les reflets mouvants de la lumière sur les plis d’une soie, il joue de la transparence du linon.

Greuze aime les linges blancs, mais il peut les épaissir en gris pour jouer davantage sur les ombres. Il étiole les couleurs des accessoires pour ne pas briser les nuances délicates de ses portraits. Son pinceau est voluptueux.

Jean-Baptiste Greuze, La laitière,  date incertaine, Hauteur : 1,06 m ; Hauteur avec accessoire : 1,35 m ; Largeur : 0,86 m ; Largeur avec accessoire : 1,15 m, musée du Louvre Paris

Anne Gabrielle Babuty, que Greuze épousa en 1759, servit de modèle pour cette œuvre. On en connait une esquisse au musée Magnin à Dijon. D’une grâce charmante, d’une coquetterie penchée, les chairs roses sont dans l’harmonie de blancheurs. Tableau ovale, femme à mi genoux prenant appui sur le cou d’une mule dont on ne voit que la tête et un bout de la corbeille qu’elle porte. Chemise à manches ballon, tablier blanc sur jupe rouge. Coiffe à voilette blanche.

Certains critiques ont regretté un coloris parfois un peu trop gris.

Greuze, précurseur : Les deux sœurs
Jean-Baptiste Greuze, Les Deux Sœurs,

S’il lui manque le charme de ses autres tableaux de jeunes filles, cette œuvre vaut par la douceur harmonieuse du coloris avec une délicatesse de la coloration grise ou rose, des figures gracieuses, des gestes attrayants. La disposition des foulards et des draperies est bien greuzienne. Et ce tableau préfigure l’art pictural du siècle suivant, le symbolisme, le préraphaélisme par exemple.

Les représentations de jeunes filles ne seraient-elles rien d’autre qu’un art insipide au charme dépassé?

C’est au spectateur de le dire, avec son regard moderne. Il peut, en tant que spectateur cultivé, les regarder en se replongeant dans l’univers du XVIIIème, ou les voir seulement avec sa sensibilité et son expérience d’homme ou de femme actuels.

Jean-Baptiste Greuze,  Rêverie, huile sur toile, 61,5 x 52 cm

Dans le catalogue de la vente du comte Daupias en 1892, où la Rêverie est reproduite, l’auteur de la préface mentionne: « Un ruban bleu passe en ses cheveux presque blonds  : Sa joue est rosée et son oreille tenue.  Sa bouche a dû tenter souvent les papillons ; Ses yeux sont le miroir de son âme ingénue.  Sa robe est bleue ; mais comme elle se croit seule, en sa chambre où nul, au matin, ne pénètre,  elle a délivré du corsage son sein droit; Ce beau sein virginal que ses seize ans font… »

Les Goncourt, alors que Greuze était tombé dans l’oubli et que son art était regardé comme désuet, ennuyeux, suranné, et ses portraits minaudiers, écrivent qu’au contraire ce sont ses portraits de jeunes filles qui le sauvent : « Le charme de Greuze, sa vocation, son originalité, sa force apparaît là, et ne se montre que là. Elles seules rachètent toutes les faiblesses, toutes les faussetés, et toutes les misères de couleur, si visibles dans les grands tableaux de Greuze, où l’on ne voit que des blancs baveux, la gamme générale à la fois sourde et grise, le délayage des tons violets et gorge de pigeon, l’indécision des rouges, la saleté des bleus, la mollesse et le barbotage des fonds, l’épaisseur des ombres. »

Le succès en a fait des images d’Epinal. Mais dans le genre jeune fille au regard vaporeux un peu accrocheur Greuze s’est montré à la hauteur de sa réputation. C’est d’ailleurs moins un style préromantique qu’un style rococo, marqué par les perles qui se libèrent du bandeau de tête pour venir dans le cou de la jeune fille et par l’ampleur de la tunique blanche aux nombreux plis traduisant un désordre, que l’on peut supposer d’ordre amoureux. La peinture se libère et la jeune fille aussi.

C’est bien différent du tableau encalminé dans le style flamand du peintre Philippe Mercier :

A Girl Holding a Cat, by Philippe Mercier, 1750. Oil on canvas. . (Photo by National Galleries Of Scotland/Getty Images)

Le chat ressemble à une belette. Le blanc n’a plus sa place. La jeune fille au visage chafoin se veut plus effrontée que malicieuse. Le charme opère peu.

Comparé à d’autres portraituristes de jeunes filles du XVIIIème siècle, Greuze est loin de démériter. Il suffit simplement de poser son regard par exemple sur les tableaus reproduits ci-dessous.

Inlassablement, Greuze peindra des portraits de jeunes filles

Greuze continue à les peindre comme des jeunes filles à qui l’on donnerait le « bon dieu sans confession », comme on disait à l’époque, mais dans des poses alanguies de femmes ; il renverse leur tête et veille à ce que leur longue tunique ne les vêt pas trop. Sensualité y es-tu?

Jean-Baptiste Greuze, Les deux pigeons,

Jean-Baptiste Greuze, L’oiseau mort, 1765, huile sur toile, 52 x 45 cm, National Gallery of Scotland, Edimbourg

Des yeux baissés où sous les cils perlent des larmes, une bouche avec cette moue de chagrin, les gestes délicats des mains, le laisser aller du vêtement ; On peut y trouver une candeur et un charme facile.

On est loin des personnages vertueux. La tunique est échancrée, la larme rêveuse. Greuze propose des toiles ambiguës dont le niveau de lecture diffère selon l’interprétation de celui qui les regarde. On l’a dit, on connaît l’allégorie de l’oiseau dans l’éducation des jeunes filles. On libère l’oiseau mais celui-ci reste retenu par un fil à la patte. Les métaphores sont alors aisées. La jeune fille, son chant est beau mais elle est volage ou alors sa virginité a été volée. Ici l’oiseau est mort, on ne la lui a pas volée elle l’a seulement perdue.

Jean-Baptiste Greuze, L’enfant à la colombe, (portrait de Mlle Mayer)  Huile sur bois, H. : 64,4 cm L. : 53,3 cm

Ici, c’est une enfant, symbole de pureté, de sensibilité ….l’imagerie d’Epinal. Greuze aime les linges blancs, les veines sous la peau nacrée de la très jeune fille. Les glacis de peinture glissent comme la lumière sur la peau satinée.

Conclusion

Il ne s’agit ni de redécouvrir, ni de réévaluer l’œuvre de Greuze.

Ces effigies de jeunes filles ont souvent été reproduites sur les soupières, les coupes à fruits  de nos grands-mères. Reproduites et diffusées aussi par les gravures de son ami le graveur Wille. Lui-même  gagna des sommes considérables par la gravure de ses tableaux, notamment celles exécutées par Flipart, Gaillard, Levasseur et Massard. Aussi tous ces portraits sont-ils devenus de la plus grande banalité et vidées de toute émotion.

Mais nous pouvons tenter de redécouvrir un instant une sensibilité perdue.



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