En quoi le processus et la démarche de création de l’artiste interagissent avec l’œuvre donnée à voir au spectateur.                                            

1 May 2024

En quoi le processus et la démarche de création de l’artiste interagissent avec l’œuvre donnée à voir au spectateur.  

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Introduction

On se figure souvent qu’une œuvre d’art est le résultat final de la vision ou de l’inspiration propres de l’artiste.

Selon le philosophe Alain « l’’idée vient à l’artiste au fur et à mesure qu’il fait ; l’idée lui vient ensuite comme un spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même. »

Dans le même temps, le spectateur, le regardeur selon Marcel Duchamp, n’est plus aujourd’hui quelqu’un que l’on doit édifier, ou révéler à lui-même, c’est quelqu’un d’émancipé dira Jacques Rancière, qui regarde à sa manière avec sa culture artistique, son expérience, sa sensibilité propres.

Face à l’œuvre, ce ne sera pas seulement son ressenti immédiat, subjectif et instable en tant que spectateur qui interviendra, mais naîtra aussi une confrontation avec sa mémoire de lieux et d’événements, ainsi qu’avec d’autres œuvres artistiques.

La question renvoie donc à l’entrée de programme Q1-5 « La création, la matérialité, le statut, la signification des images ».

Je verrai ainsi dans une première partie « Le processus de création de l’oeuvre, quand l’auteur est aussi le spectateur engagé de celle-ci »  et dans une seconde partie « L’œuvre, comme mouvement créatif spatio-temporel, confrontée à son auteur et au regard du spectateur ».

I. Le processus de création de l’œuvre, quand l’auteur est aussi le spectateur engagé de celle-ci.

I.1  L’œuvre comme théâtre de sa propre création

La création ne réside pas seulement dans des rapports harmonieux entre la matière, le medium, la couleur et la forme.

Elle imagine aussi des relations réciproques entre l’artiste, l’œuvre donnée à voir et le spectateur.

Roy Lichtenstein, artiste phare du Pop art, concevait précisément son œuvre avant de la créer. Mais l’acte de peindre gardait tout son sens et il peignait toujours lui-même en considérant « que l’artiste devait interagir avec son œuvre sinon on ne va nulle part ». Il la photographiait en cours de production. Il utilisait un miroir pour l’examiner sous différents angles. Faisait basculer son chevalet. La regardait, la reprenait, travaillait chaque élément du tableau. Et l’œuvre finale était une œuvre nouvelle issue du projet original, mais renouvelée en raison des interactions nombreuses entre l’œuvre en voie de naître et l’artiste en train de la créer.

Roy Lichtenstein, Masterpiece, 1962, 137 cm x 137 cm, collection privée

D’un autre côté, c’est l’expérience sensible et le regard du spectateur qui feront de la création des artistes du pop art des oeuvres d’art. Le spectateur a bien en tête les films d’Alfred Hitchkock, avec par exemple Cary Grant et Grace Kelly échevelée dans une décapotable. Il connaît des centaines de bandes dessinées, les mêmes dont s’est d’ailleurs inspiré Roy Lichtenstein. Il est plongé dans la société consumériste, dont les objets seront magnifiés par Andy Warhol, par exemple (boîte de Campbell Soup, bouteille de coca cola).

Ainsi, l’interaction entre l’artiste et son oeuvre peut être élargie à son environnement. Le succès immédiat de Masterpiece illlustre aussi que les spectateurs se sont aussi reconnus dans cette oeuvre.

I.2. L’artiste défie son œuvre en la créant.

Composée de sculptures en cire, Untitled, 2011 de Urs Fisher,  est un groupe de bougies monumentales que l’on allume au premier jour de leur exposition : la réplique en plâtre grandeur nature d’un célèbre groupe sculpté de la période maniériste « L’Enlèvement des Sabines » (1579-1582) de Giambologna (Jean de Bologne).

Giambologna,« L’Enlèvement des Sabines » (1579-1582). Sculpture, Loggia des Lanzi, Place de la Seigneurie, Florence , Italie

L’œuvre de Giambologna est une œuvre idéale, figée dans sa perfection intemporelle.

Urs Fisher (1973-) ; Sans-Titre, ire, pigments, mèches, acier, dimensions variables, Installation ; Illuminations, Arsenal, Biennale de Venise.

En se consumant, l‘œuvre se crée de façon maitrisée puisque le processus de la cire qui coule est appréhendée, mais une part de hasard subsiste quant aux volumes, formes. Le public sera entraîné dans ce tourbillon maniériste de cire coulante et phosphorescente. Une empathie naîtra avec le public qui verra la réplique de cette œuvre évoluer en fondant puis disparaissant.

Elle se consume en tant qu’œuvre, puisque lorsque les bougies s’éteignent, il n’y a plus véritablement d’œuvre.

En fait, il y a un décalage de temps entre la formulation du projet, ici l’allumage des bougies le matin par le personnel du musée et la réalisation du projet en l’absence de l’artiste mais en présence du public. Sans le public il n’y a pas d’œuvre. L’œuvre est in process –  la modification de la réplique de la statue de la Renaissance en bougies fondantes- et n’est que ce que le public en voit. L’œuvre ne sera pas quelque chose, outre les éventuelles photographies, que ce que le public en aura rapporté, c’est  à dire des images  de l’œuvre de Giambologna, qu’il connaît, et sa décomposition dans le temps sous la forme de la statue de cire qui coule.  

Au final ce sera la façon dont instruments et moyens s’organisent pour que la création se déploie sous les yeux de l’artiste.

I.3. L’artiste se rend invisible pour entamer une relation singulière et théâtrale avec son œuvre.

Liu Bolin pose durant des heures devant un mur, un monument, une fresque ou encore un rayon de supermarché pour travailler son camouflage dans les moindres détails, sans aucun trucage numérique. Il fige ensuite la performance par le biais de la photographie.

Il se rend invisible (« hiding in » : caché dans, s’intitulent souvent ses œuvres)  pour mieux se faire remarquer et pour mettre en valeur le lieu scénographique, qui est le théâtre de sa performance et de son œuvre. Cela joue aussi bien pour promouvoir un lieu culturel qu’une marque de vêtements ou de champagne.

Le message souvent politique est important mais l’essentiel est comment interagissent l’artiste et son œuvre, dès lors que le processus créatif toujours semblable aboutit à ce que l’œuvre renvoie inéluctablement à l’artiste et à son processus créatif.

Liu Bolin, Florence, 30 août 2023, « La salle d’arme du Palais Vecchio » , dans le cadre du projet « Hiding in Florence »  réalisé en collaboration avec la commune de Florence.

Comme Urs Fisher , avec « l’enlèvement des Sabines », Liu Bolin s’inscrit dans une référence culturelle. Il se met en scène autant qu’il se rend invisible, et c’est le résultat  de la performance de l’artiste, qui permettra à celui-ci, dans un processus téléologique, de comprendre comment sa démarche fonctionne lorsqu’elle fonctionne…ce qui est bien le cas ici.

I.4 L’artiste se rend visible pour devenir le héros d’une œuvre qui interroge son auteur et le spectateur.

Philippe Cazal, De plus en plus de gens apprécient l’art moderne, nous aussi, 1985,photographie couleur, 112×152,5 cm

Philippe Cazal se met lui-même en scène et sa signature figure en bas à droite ; l‘œuvre photographique confère à son auteur son statut d’artiste. La réalisation s’adresse au spectateur pour lui demander qu’est-ce que l’art moderne et à l’auteur pour lui demander qu’est-ce qui fait de lui un artiste plasticien contemporain.

Il s’interrogeait « Être artiste, pourquoi et pourquoi faire ?, exposition « Impossible », 2003,  Worldwide Communications Group Inc, Paris »

Et c’est au travers de ses photographies dont il est un de protagonistes qu’il tente d’y répondre.

I.5 Une rupture avec l’approche traditionnelle de l’artiste, dont le tableau d’atelier est la principale relation interactive avec son œuvre  et son processus créatif.

Barent Fabritus « Jeune peintre dans son atelier » ,1655-1660, huile sur bois 72×54 cm, Musée du Louvre, Paris

Ici l’artiste montre l’œuvre en gestation, une autre œuvre est accrochée au mur. Au moment où il peint, l’artiste se voit en train de peindre (on ne voit pas ce qu’il peint, mais on peut supposer que c’est bien cette œuvre-ci, un miroir devant être placé dans l’atelier à la place où là est maintenant le spectateur).

C’est le tableau miroir renvoyant l’artiste peignant le tableau que l’on regarde.

En revanche le dripping de Pollock montre une relation plus fusionnelle entre l’artiste et son œuvre.

L’’interaction se produit au travers du geste de l’artiste, même si au demeurant c’est la  vision de l’artiste, comme chez les peintres antérieurs, qui l’emporte.

I.6  L’artiste est aussi le regardeur de son oeuvre et du message qu’elle délivre.

C’est l’auteur qui détermine le sujet de l’œuvre et qui envoie un message au spectateur.

Celui-ci est clair chez Urs Fisher qui évoque le temps qui s’écoule et qui dégrade toute œuvre qu’elle soit de marbre ou d’albâtre. Dans Untitled, dressée intacte, puis démembrée et écoulée, l’œuvre, malgré ou à cause de sa transformation  enchante l’espace et le spectateur.

Il met en lumière la vanité à vouloir fixer dans le marbre ou couler dans le bronze une œuvre pour l’éternité.

Avant d’allumer l’œuvre de cire et de la faire fondre elle est réaliste, puis elle se consume devenant informe mais ce faisant l’artiste sait que le spectateur sera fasciné par l’idée que toute œuvre, y compris un chef d’œuvre de la renaissance en marbre présente un caractère artificiel, factice et n’est pas éternelle.

L’artiste se borne alors à regarder l’œuvre qu’il crée et qui illustre le temps qui détruit toute œuvre, même les plus intemporelles.

L’artiste, ici Urs Fisher, se fait photographier devant l’œuvre de Giambologna. Ce sera sa référence culturelle. D’emblée le statut de son œuvre sera ancré dans la continuité culturelle d’une période et d’un courant le maniérisme qui se prêtera à son projet créatif.

Son œuvre s’inscrit dans la culture occidentale. Il donne à voir la sculpture de Giambologna. Et lui-même par son œuvre  instaure un dialogue entre les œuvres du passé et du présent et entre artistes d’époques différentes. 

La démarche et le message délivrés par Rebecca Horn dans Handshuhfinger sont bien différents.

Rebecca Horn(1944-) Handschuhfinger (Gants-doigts) 1972, épreuve gélatino-argentique 23,9 x17,6 cm,colection Rebecca Horn

Il s’agit d’une épreuve photographique qui fixe une performance de l’auteure. Celle-ci donne à son image le statut d’un témoignage d’un moment de comportement social et existentiel, qui se place résolument dans le monde contemporain, sans référence à de quelconques œuvres artistiques passées.

“Finger Gloves” est à l’origine une pièce de performance. Rebecca Horn prolonge son corps et notamment ses mains par des bâtons préhensifs. Les ‘finger gloves‘ consistent en deux prothèses, faites chacune de cinq doigts rigides faits de bois de balsa et de tissu.

La performance montre le corps de l’artiste et son geste créatif. Le bâton est un instrument utilitaire mais aussi un medium artistique.

Cette performance traitait d’abord de son propre corps et de l’espace dans lequel il se déplace. L’artiste est en mouvement mais l’œuvre aussi et elle est aussi le lieu propre de sa création.

Les  doigts de l’artiste sont étendus et la prolongation de sa main est suffisante pour créer l’illusion que la personne touche quand même les détritus. Cela modifie la relation à l‘environnement quotidien en maintenant l’idée que des  objets éloignés se trouvent à sa portée. Selon Rebecca Horn : « Les gants pour les doigts sont légers. Je peux les déplacer sans aucun effort. Sentir, toucher, saisir n’importe quoi, mais en gardant une certaine distance des objets. L’action de levier des doigts allongés intensifie les diverses données sensorielles de la main… Je me sens toucher, je me vois saisir, je contrôle la distance entre moi et les objets.” Elle voit son œuvre se créer sous ses yeux.

Il y a une autre pièce qu’elle a faite qui est très similaire à celle-ci, dans laquelle l’interaction avec le spectateur se fait plus directe. L’œuvre sera autant « donnée » au spectateur que « donnée à voir ». Il s’agit de la série de Berlin réalisée en 1974 et intitulée “Toucher les murs avec les deux mains simultanément”. Dans cette pièce, elle a fabriqué des gants d’extension des doigts, mais cette fois-ci, elle les a mesurés de manière à ce qu’ils s’adaptent spécifiquement à l’espace sélectionné. Si le participant choisi se tenait au milieu de la pièce, il pouvait exactement toucher simultanément les murs opposés.

I.7.  L’artiste projette son processus créatif dans son œuvre sous la forme d’une série.

On  aurait tort de penser que les auteurs plus anciens n’ont jamais tenté d’intégrer le processus créatif dans l’œuvre qu’il donne à voir au spectateur.

Carmontelle (1717-1806) peignait sur plusieurs feuilles de papier une scène à plusieurs moments. Il en faisait un rouleau et l’on pouvait regarder toute la scène au moyen d’une visionneuse.

Les transparents étaient déroulés dans une boîte, possédant deux ouvertures, qui était placée devant une fenêtre ou une chandelle. On image que le résultat devait être bien différent suivant l’option entre ces deux modes d’éclairage qui était choisie.

Louis Carrogis, dit Carmontelle « Promenade dans un parc » 1790 ; transparent, gouache, aquarelle, plume et encre sur dix -sept feuilles de papier Whatman, 25cmx1300 cm, lot de 11 boîtes de rouleaux transparents. Paris, Musée du Louvre. 

Cela permet à l’artiste comme au créateur de ne pas être face à une œuvre figée mais à une œuvre selon différents points de vue et aspects et d’entrer dans un processus de création.

Ainsi, les œuvres peuvent être  visionnées de façon à redonner vie au processus de création. 

I.8  La photographie interroge l’artiste dans sa création d’une œuvre.

Lorsque Simon Hantaï se photographie en train de créer une œuvre, il sait que voir son œuvre conçue en cours de réalisation va lui permettre d’affiner sa vision de celle-ci et c’est l’œuvre elle-même qui participe à sa propre finalisation.

Aujourd’hui les moyens cinématographiques permettent de filmer un artiste produisant une œuvre et celui-ci pourra trouver autant d’intérêt dans le processus que dans l’œuvre finale.



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