Greuze et le chaînon manquant

15 February 2024

Greuze et le chaînon manquant

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Intermède

Chacun connaît le tableau d’Edouard Manet, L’Olympia. Mais si Greuze n’avait pas peint sa Danaé (1767-1769), exposée près d’un siècle plus tard lors d’une grande exposition dans la galerie de Louis Martinet, boulevard des Italiens du 10 juillet au 25 décembre 1860, que Manet avait vue et admirée, Olympia n’aurait probablement pas vu le jour. La Danaé de Greuze l’a inspiré comme sujet et comme vision picturale originale.

Edouard Manet, Olympia, 1863, huile sur toile, 130,5 x191cm, musée d’Orsay, Paris

Vénus est devenue une prostituée qui défie de son regard le spectateur. Les critiques contemporains ont vilipendé “cette odalisque au ventre jaune”, dont les draps n’ont pas été lavés depuis plusieurs jours.

Pourtant Manet avait multiplié les références picturales : la Venus d’Urbino du Titien, l’odalisque à l’esclave noire traitée par Ingres.

Ainsi qu’à la Maja desnuda de Goya, regardée comme une œuvre romantique.

Francisco de Goya , La Maja nue,  1795-1800,  97cm x 190 cm, Musée du Prado, Madrid

Mais il y a eu aussi Jean-Baptiste  Greuze, peintre au XVIIIème siècle d’une Danaé, œuvre qui relie le siècle de Giorgione et du Titien (XVIème) à celui d’Ingres et de Manet (XIXème).

La vigueur des Vénus du début du XVIème siècle.

Giorgione, Vénus endormie, vers 1508-1510, Huile sur la toile, 108.5 x 175 cm, Dresde,

Giorgione a donné à la représentation de la déesse endormie un charisme harmonieux unique. Elle semble plongée dans un songe inextinguible. Les lignes du contour de son corps se poursuivent dans les lignes douces et ondulées du paysage, de sorte que le tableau entier est d’un calme arcadien.

Titien (dit), Vecellio Tiziano (1485/88-1576) , La Vénus d’Urbino, 1538,  huile sur toile, 119 x 165 cm, Gallerie des offices, Florence.

Construit sur le modèle de la Vénus de Giorgione, il s’en détache grâce à l’environnement somptueux, aux servantes et surtout au regard de la femme qui se pose sur le spectateur (mais c’est Sandro Botticelli -1445-1510- qui a été le premier à peindre un tableau où le sujet fixe du regard le spectateur) . Ces éléments permettent de briser l’isolement mythique dans lequel Giorgione avait placé son idéal de la beauté.

Chez Giorgione la Venus paraît endormie alors que chez Titien elle est plus réveillée. Mais il faut davantage regarder la position de la main, car c’est dans le détail que le diable se cache. La main de la Venus serait plus active chez Titien.

Arasse note à propos de l’espace du lit et celui de la salle du palais : « Ces deux espaces ne sont  pas liés. Ils sont juxtaposés. D’ailleurs, ce ne sont pas deux espaces mais deux lieux. »

C’est aussi souvent ce qui nous frappe dans certains tableaux de Greuze – je pense à son Caracalla- les scènes représentées et les décors paraissent presque étrangers.

Greuze, le Trop- plein et le tremplin. Le trompe l’œil, connaît pas.

Jean-Baptiste Greuze, Danaé ou Egine, vers 1767-1769, huile sur toile, 33 x 54,5 cm, Musée du Louvre, Paris.

Manifestement le lieu de la scène comprenant le lit et Danaé est distinct du décor. Les lourdes tentures et la table surchargée renvoient à une sorte de scène de genre. Tout cela préfigure un symbolisme  ou une forme d’art gothique. Un trop plein donc et un tremplin vers le XIXème siècle.

Manet aurait-il eu tout ce blanc en tête lorsqu’il peindra son Odalisque …oui immanquablement.

L’originalité de Greuze c’est la main droite, et non comme chez les artistes dela Renaissance la main gauche, qui repose sur le sexe de Danae.

J’avais d’abord écrit «  Le génie de Greuze c’est  la main droite qui est posée sur le sexe de l’Odalisque », mais le dithyrambe a des limites.

Jean-Baptiste Greuze, Danaé ou Egine visitée par Jupiter, vers 1767-1769, huile sur toile, 147x 196 cm, The Métropolitain Museum of  Art, New York, USA

On comprend mieux pourquoi Greuze s’est Danaé  pour elle.

Comme les précédentes Venus, elle ne porte pas même un bijou. Mais, plus tard, celle de Manet portera des mules et quelques bijoux légers :

Pour Baudelaire :

« La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores (c’est pour la rime avec les Mores)

Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur

Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves mores (les mores, ce n’est pas tout à la fait les populations orientales auxquelles les peintres du XIXème siècle faisaient référence, mais avec Baudelaire on oublie tout).

Et pour les draps du lit, Manet sera-t-il plus proche du Titien ou de Greuze ? Toujours est-il que le blanc que je veux croire un peu  rococoisant a davantage d’ampleur qu’il n’en aura chez Manet.

On peut observer que c’est la main droite qui est posée sur le sexe de la femme. Outre que c’est la seule Venus ou Odalisque qui ne soit pas gauchère, cette posture fait basculer tout le corps vers l’avant de la scène lui donnant une dynamique particulière.

Cela empêche toutefois Danaé de regarder le spectateur. De toute façon c’est Jupiter qui la visite.

Pour maintenir ce corps en équilibre difficile, il lui faut l’aide d’une domestique, conférant à la scène un caractère de scène de genre ou d’histoire. Remplaçons la femme par un guerrier blessé et  la domestique par un aide de camp… et on obtient une scène d’histoire.

Chez Titien et Manet, la servante est à droite et bien détachée de l’Odalisque. Plutôt inutile ailleurs ; chez Greuze, elle a toute sa place. Et sans doute ce qui passe le moins bien chez Greuze, c’est la domestique, dans ses vêtements du XVIIIème siècle. Trop prosaïque peut-être.

C’est aussi la marque de fabrique de Greuze de mélanger la scène de genre, la scène d’histoire et le portrait de femme nue. Le critique Thoré écrira un siècle plus tard que l’œuvre manque de style, de grandeur et que la tournure du dessin laisse à désirer. Certes, elle manque de modernité, au sens de Manet ou d’Ingres, mais qu’en penseront les préraphaélites et les symbolistes, les gothiques, les expressionnistes au XIXème siècle.

Tout peintre un peu ambitieux a voulu faire sa femme nue

Titien bien sûr, Rembrandt a peint une Danaé, Velázquez a fait sa Venus. Et Ingres ne compte-t-il pas parmi ses chefs-d’œuvre la Grande Odalisque.

Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Grande Odalisque, 1814, Musée du Louvre,

Mais ici, on observe qu’avec Ingres, on a sauté une case. C’est du néo-classique (Raphaël étant alors le modèle) ou une forme particulière, dite décorative, du maniérisme  –voir article sur le maniérisme sur ce site – : La perfection formelle, la grande sensualité, l’extrême minutie, la sensualité, les déformations anatomiques, ici quelques vertèbres en trop, comme dans un Parmesan.

L’odalisque est à demi allongée sur un lit bleu, elle a le coude gauche sur des coussins bleus, le corps sur des draps en désordre blanc et brun. Elle porte un turban noué sur la nuque,  la main droite tenant un éventail en plumes de paon, posée sur la jambe gauche repliée.

Pas de servante, un orientalisme sensuel, des bijoux qui auraient fait plaisir à Baudelaire. Si elle regarde le spectateur ce n’est que d’un œil provocateur. Chez le Titien et Manet , elle n’ont pas froid aux yeux, aux deux yeux.

Cette odalisque est  bien éloignée du  lignage Titien, Greuze, Manet. Manet n’a pas choisi de poursuivre la voie du néoclacissisme , devenu académique. Impressionniste, il ne s’est à coup sûr pas coupé d’un Giorgione ou d’un Greuze.

Les Venus, Danae, Olympia poursuivent toujours les artistes contemporains.

Jean-Michel Basquiat, Three Quarters of Olympia minus the Servant, 1982, acrylic, crayon ,toile, papier, 122×113 street art  ( néo-expressionnisme, figuratif) .

Basquiat nous le dit dans le titre. Il y a bien Olympia mais pas de servante. Une Olympia des rues qui nous transperce de son regard  et nous plonge dans des émotions fortes et de nouvelles expériences sensibles, celles de notre époque. 

Alors

Le monde sensible de Greuze se trouve quelque part entre celui de Giorgione, des frères Le Nain et celui des Rubens et Rembrandt, qui l’ont inspiré et dont il s’est vite écarté, mais il aura aussi été un tremplin pour les artistes de la fin du XVIIIème siècle et du XIXème siècle.



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