En quoi le processus et la démarche de création de l’artiste interagissent avec l’œuvre donnée à voir au spectateur.  Suite et fin

1 May 2024

En quoi le processus et la démarche de création de l’artiste interagissent avec l’œuvre donnée à voir au spectateur.  Suite et fin

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II. L’œuvre, comme mouvement créatif spatio-temporel, confrontée au regard de l’artiste et à celui du spectateur

II.1 Le mouvement, c’est le changement sous l’oeil de l’artiste

Citons Aristote,  « Nous convenons que le temps ne peut exister sans changement (…). Le temps n’est pas le mouvement et, sans mouvement, le temps n’est pas possible » (Physique, t. II, livre IV§1,Paris Flammarion, 1999).

L’interaction entre le processus créatif et l’œuvre donnée à voir apparaît au travers du mouvement qu’implique la création elle-même dans son espace de représentation.

L’œuvre de Rebecca Horn, lorsqu’elle est figée photographiquement n’est plus en mouvement. Cette absence de dimension spatio-temporelle fait qu’il n’y a plus véritablement, hors performance,  d’interaction entre l’auteur et l’œuvre  donnée à voir.

Du reste, c’est bien souvent le cas dans des œuvres « classiques ». Prenons une scène de Pieter Breughel.

Pieter Breughel l’Ancien, Le triomphe de la mort, 1562, huile sur bois, 117 x 162 cm.  Musée du Prado, Madrid,  Espagne.

Dans cette œuvre il y a différentes scènes, et différentes saisons, mais le temps et le mouvement se sont arrêtés et l’œuvre malgré sa force évocatrice n’est plus qu’une œuvre à contempler par l’artiste, s’il était encore vivant,  aussi bien que le spectateur. 

Certains artistes contemporains réintroduisent alors l’interaction en eux et l’œuvre donnée à voir.

La sculpture de Giambologna est torsadée, ce qui donne l’impression d’un mouvement ascensionnel, mais il est figé à un moment précis. Chez Urs Fisher, la cire aura un mouvement spatiotemporel se déroulant en temps réel sous les yeux de l’artiste autant que sous ceux des spectateurs.

La performance de Rebecca Horn renvoie à chaque instant à sa démarche créatrice.

Ce sera le temps créant le mouvement et le mouvement créant le temps, qui permettront une osmose entre l’œuvre et l’artiste en processus créatif.

II.2. La fragmentation de l’œuvre vue par le spectateur voulue par l’artiste.

La présentation fait partie de la démarche créative. L’œuvre d’Urs Fisher sera placée au centre d’un vaste espace et celle de Rebecca Horn sera vue comme sur une scène.

Mais, de ce fait, le spectateur n’aura connaissance que d’une vue fragmentée de l’œuvre. La démarche de l’artiste sera de faire en sorte que cette circonstance n’altère pas une forme de vision d’ensemble et donc le processus de présentation devient partie intégrante de l’œuvre.

La cire coule par devant, par derrière, sur les côtés, chez Urs Fisher.

Le spectateur ne verra qu’une face de la performance de Rebecca Horn. Certes, il pourra se déplacer, comme l’artiste elle-même qui tourne autour de son œuvre. Il participera alors à l‘œuvre donnée à voir pour en faire l’œuvre vue. Et celle-ci sera vue d’un point de vue différent par un autre spectateur.

La présentation permettra de rendre plus évidente et plus immédiate la démarche de l’auteur.

II.3  Le numérique renouvelle la relation entre l’artiste et son œuvre

Le numérique permet de recréer virtuellement le mouvement et l’espace. Il permet, par exemple, de prolonger l’espace autour du personnage de la Laitière, et de la mettre en mouvement. Ainsi c’est le sujet du tableau qui interroge, interpelle son auteur.

L’agence Ogilvy Paris, avec l’aide de l’Intelligence Artificielle, a imaginé et conçu l’outpainting de La Laitière, révélant ce qui se cache derrière le célèbre tableau de Vermeer. Cet outpainting représente une série de personnages suspendus et absorbés par le spectacle de la préparation de La Laitière.

 (programme DALL-E et sa dernière fonctionnalité intitulée Outpainting qui permet d’agrandir une image ou un tableau au-delà de son cadre d’origine)

Cet outil permet d’élargir les plans existants. Il va également prendre en compte l’éclairage, les ombres, les reflets, les textures et les couleurs du fichier d’origine pour créer un fond ou un élargissement au plus proche de la réalité.

Diego Velasquez, Les Ménines, 1656-1657, huile sur toile, 320 × 276 cm, musée du Prado, Madrid

Dans ce tableau, on voit Velasquez peindre la famille du roi d’Espagne Philippe IV. Avec le numérique on peut imaginer virtuellement le roi et la reine, qu’on voit d’ailleurs dans le miroir. Par suite on peut imaginer que le spectateur regarde Velasquez produire son œuvre, aller à la rencontre de l’artiste ; et dans le même temps  l’œuvre renvoie à son processus de création.

D’une façon générale, dans les arts contemporains, le numérique permet, par nature, toutes les interactions entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur.

Les prodigieux progrès techniques ont autorisé toutes les audaces, débridé les imaginations, donné aux créateurs les moyens d’un autre regard, comme l’a observé Philippe Badaine. Il ajoute qu’avec le numérique, outre la « relation instantanée » qu’il crée avec le créateur voire le spectateur, « Diffusion, conservation de l’acquis, échange, tout ce qui était imaginé  par les tenants du happening et de la performance devient alors réalité virtuelle ». (Philippe Bidaine « L’art contemporain », Nouvelles Editions Scala, Sentiers d’art, Paris, 17/11/2011, page 74).

Luc Courchesne, Paysage n°1, 1997, Wellington Nouvelle Zélande (une géode où les images sont projetées et vécues par le spectateur placé en son centre ;  panorama vidéo interactif pour plusieurs utilisateurs composé d’un réseau de quatre ordinateurs avec plaques tactiles, microphones et détecteurs de corps, quatre lecteurs de vidéodisques).

Ici, une relation instantanée se crée entre l’artiste, le spectateur et l’œuvre elle-même, en tant qu’œuvre et en tant que medium.

II.4. Le ressenti en fonction du lieu (souvenir, rappel d’une autre œuvre, contexte).

L’artiste décidera en principe du statut de son œuvre, ancrée sur des références culturelles comme Urs FISHER , Sans-Titre, 2011, ou en prise avec la réalité économique et sociale comme Rebecca HORN (1944-), Handschuhfinger (Gants-doigts), 1972.

On peut imaginer, comme il s’agit du ressenti et de l’expérience mémorielle de chacun, que c’est à chaque fois différent, par exemple qu’Urs Fisher a pu penser en voyant sa statue de cire fondante à des œuvres telles que  celle d’Antonio Corradini.

Antonio Corradini, La Pudeur,  1751, statue, Chapelle Sansevero, Naples, et détail en dessous.

Le marbre est travaillé comme s’il avait coulé, comme si le mouvement du voile de la femme s’était créé de lui-même sous le regard de l’artiste.

Le voile révèle autant qu’il cache le corps comme la cire fondante met en évidence les Sabines tout en les faisant disparaître.

L’œuvre de Rebecca Horn témoigne de son ressenti face au détritus, face aux objets domestiques, pour lesquels elle a une appréhension, peut-être du dégoût ou de l’attirance. Elle a été hospitalisée lorsqu’elle avait une vingtaine d’années pour de sévères lésions pulmonaires après avoir travaillé sans protection avec du polyester et de la fibre de verre à l’Académie des  Beaux- Arts de Hambourg.

L’artiste exprime sa propre relation au ramassage des détritus, au toucher d’objets réputés sales. Elle a peur de toucher les objets à mains nues. Ainsi, elle garde son corps à distance tout en étant capable de saisir des objets avec ses gants.

Ce qu’elle donne à voir, c’est aussi la relation singulière que chaque spectateur a avec la collecte des détritus. En regardant l’œuvre celui-ci renouvele une activité domestique quotidienne.

L’œuvre pourra susciter chez le spectateur tout un ensemble de souvenirs, ici des expériences domestiques particulières. L’œuvre leur donne un sens et oriente les réflexions propres du spectateur, dans sa propre vie.

L’artiste entraînera dans sa démarche le spectateur dans d’autres lieux, d’autres situations et l’aidera à fouiller sa mémoire et à vivre un tourbillon d’émotions (si l’œuvre  en vaut la peine).

Mais, par réciprocité, tout cela renvoie aussi l’œuvre à son auteur, qui la découvre en la créant  et qui intègre le regard futur du spectateur dans son processus de production.



II.5. Le mode de diffusion de l’œuvre modifie son rapport à son auteur

Lorsque Carmonelle a imaginé sa promenade dans un parc au travers au travers d’un visionnage de plusieurs peintures, c’est à une mise en scène,  à un spectacle qu’il nous convie ; et  lui-même devient un spectateur dans un lieu qui change puisque les boîtes se transportent.

Mais si l’œuvre est regardée dans un salon de façon ludique ou dans un musée pour des spectateurs admiratifs ou médusés le sens de l’œuvre sera différent.

Et celle-ci renverra à chaque fois à l’auteur un message et une valeur artistique différents. L’œuvre fait retour sur son auteur, puisqu’elle est conçue comme un divertissement de salon, les transparents étant accompagnés de commentaires parlés, d’anecdotes par celui qui actionne la manivelle ; quelques musiciens peuvent être conviés à la (re) présentation.

Dans les arts contemporains ce phénomène s’accélère notamment avec les œuvres virtuelles, qui se propagent, se modifient, sans que forcément son auteur en maîtrise totalement le phénomène.

L’œuvre peut être interactive avec le spectateur, mais elle l’est aussi avec l’ensemble de la communauté qui pourra avoir accès d’une façon ou d’une œuvre.

L’œuvre est une ossature et sa diffusion devient un élément  structurant de l’œuvre, qui interagira alors  d’autant plus avec son auteur.

Conclusion

Aujourd’hui, l’artiste ne s’efface plus devant l’œuvre qu’il va donner à voir. Et le spectateur sera aussi au cœur de l’œuvre à venir. Le spectateur est tout autant libre et indépendant que l’est l’artiste.

L’œuvre d’art sera une mise en perspective voire une confrontation entre l’artiste, l’oeuvre, en tant que création et processus créatif, et le spectateur.

Contrairement à ce que qu’exprimait Alain pour qui « L’artiste n’a pas besoin d’analyser son pouvoir créateur », (il laisse ce soin au philosophe), certains artistes qui ont conscience de faire une œuvre neuve et originale tentent d’apporter une réponse à ce qu’est un artiste en faisait du processus créateur une partie intégrante et réflexive de celle-ci.



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