Comment peut-on voir aujourd’hui le maniérisme. Première partie

22 October 2023

Comment peut-on voir aujourd’hui le maniérisme. Première partie

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Le XVIème siècle italien est un siècle carrefour où se rejoignent et divergent trois tendances principales : L’art de la Renaissance, qui sera ou évoluera vers le style dit classique – la forme, la beauté, la raison- , le baroque, le maniérisme.

Le maniérisme, à l’origine c’est « un style propre », «un art qui s’inspire de la manière des peintres de la Renaissance » pour devenir par glissement de sens « un art maniéré ». Pour la peinture, Jules Romain, Pontormo, Le Parmesan, Rosso, Bronzino, Allori, Salviati incarneront ce mouvement.

Dans son ouvrage « La belle manière : anticlassicisme et maniérisme dans l’art du XVIème siècle, Pinelli écrit que l’on a critiqué le maniérisme en voyant dans ce mouvement artistique « une théâtralité gratuite et déclamatoire, des espaces remplis de figures et surchargés, des plans de perspective qui glissent les uns sur les autres (..) Une imitation obsessionnelle des formes créées par Michel Ange (culte de l’artificiel, éloignement de la nature et de son imitation » …en tout cas une belle perspicacité dans ces critiques…

La représentation de l’espace, rationnalisée par la théorie de la perspective est remplacée au profit « d’une manière particulière et quasi médiévale de composer, qui ramasse les formes en un unique entassement ». (Patricia Falguières, Le Maniérisme : une avant-garde au XVIème siècle. Paris : Gallimard, 2004).

retable Fugger
Jules Romain -église Santa Maria dell’Anima 1521

Et ce tableau illustre bien ces commentaires portés sur les maniéristes, ici sur des bases classiques on observe bien cet amoncellement de personnages resserrés, les glissements de plans , l’intensité picturale qui l’emporte sur le sujet représenté.

Le maniérisme ou le sujet pris pour objet

(« Sujet » : la pensée, l’intentionnalité, l’auteur ;  « l’objet » le réel, la nature, le modèle représenté, la chose montrée).

Le baroque, le classique et le maniérisme se croisent, se mêlent et se confrontent sous le regard du spectateur.
Guido Reni, Assomption de la Vierge, 1616, huile sur toile, 442 × 287 cm, Chiesa del Gesù, Gênes.

On retrouve ici la construction classique des tableaux, les couleurs bleu rouge orangées qui donnent une certaine douceur, mais il y a aussi l’empâtement des couleurs, les volutes baroques et une confusion et un engorgement de la scène qui tendent vers le maniérisme.

Ainsi, si Guido Reni est classé parmi les peintres baroques, il se trouve clairement au cœur de plusieurs tendances, le baroque, le clacissisme, le maniérisme. 

Le baroque et le maniérisme en parallèle

Pour se faire une première idée, comparons l’œuvre baroque « L’assomption de la Vierge » de Simon Vouet peinte en 1644 et la peinture maniériste « La déposition » de Jacopo Pontormo de 1526-1528, près d’un siècle auparavant au reste.

Simon Vouet (1590-1649), L’assomption de la Vierge, 1644, huile sur toile H x L 195 x 129 cm, musée des Beaux-Arts, Reim

Le thème du tableau s’inscrit dans le cadre de la Contre-Réforme, à la suite du Concile de Trente (de 1545 à 1563), qui veut restaurer les fondements de l’église catholique face au protestantisme. Le culte marial et les ascensions des saints, leur vie et, d’une façon plus générale, celle des pères de l’église, voire des dignitaires, constituent le sujet de nombreuses œuvres baroques.

Ici, le tableau est composé de larges diagonales et représente des personnages dont les visages sont bouleversés par l’émotion (ou évanescents comme ceux des angelots) et dont les drapés et les couleurs des vêtements claquent (un orangé très baroque ainsi qu’un vert et un vieux rose qui se démarquent du clacissiscisme). Il s’agit d’émerveiller les fidèles par des scènes animées et des couleurs chatoyantes (qu’on retrouvera sur des thèmes profanes bien enlevés de la vie domestique sociale ou amoureuse qui confèrera au XVIIIème siècle français ce caractère gai qui le caractérise en partie).

Cette composition est structurée par des lignes verticales et horizontales qui stabilisent le dessin (colonnes de l’arrière-plan, arêtes de l’imposant tombeau et marches du premier plan).   Le peintre propose donc une mise en scène théâtrale, des volutes rappelant le stuc, des mouvements ascensionnels, sans recherche de légèreté,  dans un cadre très structuré rappelant plutôt le clacissisme. Mais l’atmosphère générale est baroque avec ses mouvements circulaires ascensionnels, la proximité du ciel et de la terre, leur dialogue, l’importance expressive accordée aux personnages secondaires, la richesse et l’étendue de la pâte colorée.   !

Jacopo Carrucci, dit Pontormo, La Déposition, 1526-1528 environ, huile sur bois,  H x L 313×192 cm, église Santa Felicita, Florence, Italie.

Ce tableau est antérieur au Concile de Trente et donc, si l’on veut bien, antérieur au baroque.

C’est un chef d’œuvre d’artifice. Dans cette déposition sans croix, sans échelle, dénuée de tout repère spatial qu’il s’agisse du sol ou du ciel ; corps gonflés- on dirait aujourd’hui à l’hélium- circulant dans un vide cristallin. 

Il s’agit d’abord de briser l’harmonie des formes et des proportions, telles que l’avait établi l’art de la Renaissance. Le thème, l’image, importent peu. Loin de tout mimétisme de la nature et de la réalité et avec beaucoup de références à Michel Ange et la chapelle Sixtine. On est au plus haut pour l’époque de l’invraisemblance artistiquement imaginable et réalisable.

Les tuniques collent à la peau ou se déploient librement. Tout cela respecte peu les standards canoniques ou classiques. Si les couleurs claquent autant que dans le baroque, elles déconcertent. Ce sont des couleurs incroyables pourrait-on dire : deux bleus clairs, l’un plus gris-mauve, deux roses, parme et saumon, un jaune orangé, un vermillon vif en bas à gauche, plusieurs teintes de vert, un gris de lin…et pour autant le tableau n’est pas l’œuvre d’un coloriste, mais une intention de l’auteur.

Des excentricités, des extravagances, de l’étrangeté insaisissable…L’absence de réelle signification religieuse, …de quoi  avoir valu à son auteur une réception affligée de la part de ses contemporains. Au contraire de Simon Vouet submergé par l’admiration de ses nombreux  commanditaires.

La couleur annihile ce que la scène représentée aurait de réaliste

Chez Pontormo, la couleur a son expression propre qui s’oppose au caractère inexpressif des personnages. La couleur n’est ni évasive ni onirique …elle parle aux sens du spectateur, à son ressenti. 

Claires, vives, acidulées, intenses, telles sont les couleurs de la Déposition de Pontormo, couleurs joyeuses mais d’une joie froide, loin de toute émotion extatique, de toute spiritualité liée au thème, mais liée à la vision de l’artiste qui poursuit son idée et la réinvente. 

Les chairs sont grises ou jaunâtres, les lèvres des femmes peuvent être rouge-orangé, c’est l’idée de Pontormo.

Dans « La descente à la croix » peinte par un autre maniériste le Rosso en 1521 la peau du Christ est verdâtre….

On retrouvera certaines de ces caractéristiques chez certains préraphaélites.

Dante Gabriel Rossetti, Ecce Ancilla Domini, 1849-1850, huile sur toile, 72,4 x 41,9 cm, Tate Gallery, Londres.

Cette toile est une annonciation et représente Marie recroquevillée dans son lit alors que l’archange Gabriel en légère lévitation lui offre un lys blanc. Les personnages flottent. Mais ce sont les couleurs tout en nuances, avec par contraste un bleu usé soulignant un élément sans intérêt du décor, la tête de lit, qui confèrent au tableau une expressivité forte, face à l’expression lointaine presque absente de Marie.

Effet de surprise, formalisme d’inspiration médiévale au lieu des grands maîtres de la Renaissance, et expressivité chromatique. Une inspiration peut-être lointaine mais concevable du maniérisme, et en tout état de cause, ici, c’est bien le sujet qui est pris pour objet de l’œuvre.

De l’art pour l’art et le sujet pris pour objet.

L’art n’est pas pour ces peintres maniéristes imitation de la nature, mais un pur produit de l’esprit, ce que l’on peut exprimer par le « dessin intérieur », le dessein de l’artiste.

Les maniéristes sacrifient la représentation de la réalité à un idéal d’élégance, de raffinement, de préciosité. De l’art pour l’art déjà.

Comme il leur manque le « naturel » ils deviennent « formalistes » même s’ils s’intéressent à la forme avec tant d’intensité qu’ils font de leur intention l’objet même de leur œuvre, le véritable contenu de celle-ci.

Ce qu’ils peignent ce ne sont pas des modèles, c’est déjà un réel réinventé par les maîtres « classiques » Raphaël, Michel-Ange du début du XVIème siècle (Michel –Ange est né en 1475 au XVème siècle et  Raphaël en 1483, et mort en 1520). Et si la référence ne suffit pas les maniéristes inventent un certain illusionnisme, déjouent non seulement la perspective mais la contrainte spatiale. Reste l’image ou les images, dès lors que dans imagination, il y a image.

La représentation fait place à la présentation

L’organisation de l’espace a disparu, les images sont superposées de manière à affleurer à la surface.

Feu des proportions, les figures se tordent, s’agitent fiévreusement. Il s’agit de rendre un maximum d’effets, de se situer dans l’émotion, mais pas l’émotion créée par l’objet des figures, mais par le ressenti propre du spectateur qui fera jouer son imagination quant aux formes et couleurs improbables, à leur magie, à l’entassement de ces formes et couleurs, à ce qui sera perçu comme l’inquiétude et l’exaltation du peintre.

 Si, à l’époque, on n’a plus totalement la foi chrétienne, on cherche à garder celle de l’art intacte, vivante.

Rosso Fiorentino, La Déposition de croix, 1521, peinture à l’huile sur panneau H x L : 375 x 196 cm, Pinacothèque communal, Volterra, Italie.

Le ciel d’un bleu uni intense représentant davantage la couleur d’eaux profondes que d’un ciel indique immédiatement que l’on n’est pas dans une scène de piété chrétienne mais dans un monde qui trouve sa justification en lui-même.

Ce n’est pas de la scène représentée que surgit l’émotion. Mais de la confrontation des couleurs qui se détachent sur le ciel, claires et métalliques, sans que l’artiste se soucie d’être un coloriste. Les corps s’arrachent ou on les arrache, les gestes sont désordonnées parce que les formes sont brisées, rompues. Les personnages sont installés sans verticalité, horizontalité, ou construction en triangle, de façon à tenter d’abolir l’espace. C’est moins le désespoir qu’une force bizarre qui émerge de ce tableau.

La fantaisie se situe autant en bas du tableau qu’en haut. Si l’on garde les objets de la scène la croix, l’échelle, c’est à défaut de les retirer, de les oublier au plus vite. C’est la tourmente intérieure, l’imagination de l’artiste qui est représentée.

Parfois un maniérisme tardif qui ne dit pas son nom.

Le marbre est travaillé comme s’il avait coulé, qu’il avait été « tiré », comme si le mouvement du voile de la femme s’était créé de lui-même sous le regard de l’artiste. La bizarrerie crée un sentiment autre que l’effroi face à la mort ou un sentiment de piété, un ressenti propre au spectateur tiré de son imaginaire. 

Le voile révèle autant qu’il cache le corps mais montre surtout la forme. Ce n’est pas une extase baroque c’est, par son travail « formaliste », un tourment intérieur un dessein de l’artiste.

Le buste gracile archaïsant, l’élégance glaçante et le recours à une stylisation exaspérée permet de voir dans ce type d’œuvre une véritable filiation avec le maniérisme du XVIème siècle, alors qu’on se trouve ici au milieu du XVIIIème siècle.



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