Geste et matérialité dans les arts plastiques contemporains-Première partie: C’est le geste qui compte?

16 January 2023

Geste et matérialité dans les arts plastiques contemporains-Première partie: C’est le geste qui compte?

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En quoi les pratiques artistiques contemporaines confrontent matières, outils et gestes et en renouvellent les relations ?

Un courant de peinture abstraite qui se développe, à partir des années 1940, mais davantage dans les années 1960, a souvent été qualifié de gestuel, faisant ainsi allusion à une pratique artistique concentrée sur le mouvement, sur le geste des coups de pinceaux ou d’outils tenant lieu de pinceaux s’exerçant sur la toile. L’accent est mis sur le processus créatif et l’engagement physique de l’artiste dont l’intensité manifeste une volonté de dépasser les limites traditionnelles de la peinture occidentale.

Dans le même temps, intervient une réévaluation de la matière et du media, au sens des  moyens matériels mis en œuvre par l’artiste, qui deviennent partie intégrante dans  le processus de création. C’est d’abord une recherche de l’autonomie des arts plastiques par rapport aux autres arts. Le media, notamment la matière, devient un enjeu majeur des arts plastiques contemporains.

Alors, très vite, des relations ont été nouées entre le matériau et le geste, qui ont fini par se rejoindre dans les intentions des artistes.

La vision de l’artiste s’exprime, dans un renouveau du réalisme ou, au contraire, dans une production abstraite, où le peintre abstrait suit son état de pensée ou son pur psychisme sans égard pour le sujet ou l’objet de l’œuvre.

Mais, dans tous les cas, le spectateur cherchera à plonger son regard dans l’architecture de l’œuvre, son ingénierie, la peinture des textures, les timbres et les couleurs de sa construction, à saisir l’expérience sensible qu’elle produit dans son esprit et le sentiment de beauté ou de force qu’elle lui apporte.

Dans ce premier article, je verrais comment: “Le media et le geste finissent par l’emporter sur le motif et la figuration” et, dans un second article, je verrais comment “La spontanéité du geste a été dominée par la vision de l’artiste pour renouveler les relations entre matière et geste”.

Le médium ou media (s), dans cet article, désignera tous les moyens matériels mis en œuvre par l’artiste, c’est à dire tout support, tout ce qui modifie les propriétés de la peinture, tout ce qui est l’incarnation même de l’œuvre, tels que l’artiste les met en œuvre.

Par confrontation, j’entendrais le rapport qu’entretiennent geste et matière dans les œuvres qui privilégient cette relation plutôt ou autant que le sujet ou le motif réalisés ; et par renouvellement, je verrais le changement de caractère, d’aspect, de code des œuvres dans un point de vue de mouvement et d’originalité.

I. Le media et le geste de l’artiste finissent par l’emporter sur le motif et la figuration.

I.1. Le réel est présent dans le media et renouvelle le réalisme

.

Le motif figuré et le message porté par l’artiste restent d’abord trés fort et comptent encore autant que la matière et le geste.

Daniel Spoerri utilise des objets usuels qui constituent la matière et le motif de l’œuvre. Son geste consiste à les disposer pour produire une œuvre plastique. Ces objets occupent une place centrale pour traduire un geste social, comme prendre un repas, organiser le contenu d’une valise.

Daniel Spoerri, Le repas hongrois, 1963, porcelaine, métal, verre, , tissu sur aggloméré peint103x205x33 cm, oeuvre en trois dimensions fixée verticalement au mur, Paris, Centre Pompidou

Il en va de même, d’artistes du mouvement Cobra, qui confrontent la matière et le geste dans un art brut.

Karel Appel, Vragende Kinderen (enfants quémandeurs), 1948. Huile sur bois, 85×56 cm ; Centre Pompidou, Paris

Ici, la matière sert à illustrer la situation précaire d’enfants très pauvres obligés de mendier pour vivre. L’artiste s’inscrit dansun mouvement de révolte sociale.

César détourne les objets usuels, utilitaires ou industriels, auxquels il fait subir une compression brutale par les presses d’une fourrière. Ce mouvement de compression et décompression saisit le spectateur. Et l’auteur critique à sa manière la société de consommation.

Cesar, Ricard, 1962, CEntre Pompidou, Paris

Arman, cofondateur du mouvement du Nouveau Réalisme, dynamise son art. Il réalise des accumulations de matériaux, parfois traduisant un geste de destruction d’objets usuels voire culturels, remettant en cause un modèle sociétal et culturel.

Arman, Chopin’s Waterloo,1961. Morceaux de piano fixés sur le panneau de bois, 186x302x48 cm. Paris, Centre Pompidou

Une représentation d’objets devient picturale. Arman détourne des objets du quotidien (bâton, truelle, seringue ou detritus …) et ancre son œuvre dans le monde réel. L’artiste expérimente, par la matière et le geste, le monde réel.

Arman, la poubelle des Halles ,1961, 63,5×43,0x12,5 ,Centre Beaubourg, Paris

Cette oeuve contient une accumulation et constitue un assemblage. Le geste d’Arman est de ramasser des détritus, papier, plastique, bouts de bois, tickets, prospectus; et son geste d’artiste est de les déposer dans une boîte en verre, mais pas au hasard, dans une harmonie de couleurs, dans les tons ocre, marron, beige et blancs. Il est évident qu’Arman dresse un portrait de la société parisienne dans les années 1960.

Pour cet artiste et toute une série d’autres, les matériaux ne sont ni pauvres ni nobles (comme étaient considérées la peinture à l’huile ou la gouache) et ils sont mis en évidence ou en lumière sous l’action de l’artiste.

Dubuffet utilise tous matériaux communs, pierre, goudron, sable. Cet «  art brut  » lui permet de créer un nouveau langage entre matière et signifiant.

Jean Dubuffet
Miss Choléra, janvier 1946
Huile, sable, cailloux et paille sur toile
54,6 x 46 cm
Solomon R. Guggenheim Museum, New York,

Ici, Jean Dubuffet nivelle toute hiérarchie entre matière noble ou pauvre, en réalisant son œuvre avec de la peinture à l‘huile, du sable, des cailloux et de la paille sur toile. Par son geste artistique Dubuffet expérimente la texture de la matière, son épaisseur, sa résistance et ses qualités expressives intrinsèques (les cailloux représentent les dents de la femme).

Fautrier dépasse les codes habituels de la peinture en exposant la matière brute (plâtre, sable) par une technique et un geste nouveau qui lui donnent du relief.

Jean Fautrier, l’écorché, 1945

Jean Fautrier prépare son support, ici du papier marouflé sur toile, avec un premier enduit fait de pigment blanc et de colle, puis il ajoute de nouvelles couches parfois diluées, parfois épaisses. Et c’est alors que la couche de fond est encore humide qu’il dessine son motif et donne vie au fond qu’il a créé. La superposition de couches de peinture crée des effets de reliefs.

D’une manière bien différente, en créant des ponts entre les sciences et techniques, Michel Paysant donne la primauté au geste sous le regard du spectateur.

I.2 La matière suppose le geste de l’artiste pour devenir oeuvre d’art

Pollock utilise des matériaux directement produits par l’industrie automobile, de larges vernis, qui donnent une grande fluidité au processus créatif. Ou de la peinture email, qui est une substance vitreuse qui peut prendre un aspect dur, opaque, brillant et qui, séchant rapidement, produit des effets imprévisibles comme des tâches, des marbrures. Fluidité et rapidité de séchage concourent à une mise en relation singulière de la matière picturale et du geste de l’artiste.

C’est l’un de ses premiers tableaux où Jakson Pollock utilise des coulures et des gouttelettes de peinture, son fameux « dripping ». La matière, les couches sont si denses qu’il n’est pas possible d’apercevoir la toile, entièrement recouverte de couches de peinture.

Hartung utilise le pistolet vaporisateur ou le spray ;  il emploie des acryliques plus fluides que ceux des medias traditionnels ; mais cela lui permet d’obtenir la même qualité de glacis.

Hans Hartung, La tête dans les nuages, T1966-E25, 1966, vinylique sur toile, 154 x 250 cm. ©Fondation Hartung-Bergman, Antibes 

Le pistolet à air comprimé qu’il utilise lui permet d’obtenir des effets singuliers, vaporeux, grâce aux minuscules gouttelettes qui se déposent sur la toile.

Pierre Soulages se concentre sur les jeux de lumière entre les différentes couches de matière. Le couteau, la spatule remplacent le pinceau et le peintre écrase la peinture.

Pierre Soulages, Outrenoir, Peinture, 324 x 362 cm, 1985, huile sur toile, Paris, Centre Pompidou,

Le noir d’ivoire crée la lumière non plus par contraste avec une autre couleur, mais par sa matérialité même. Une peinture émettrice de clarté.

La matière impose le geste et, par l’outil, l’artiste met à l’épreuve les materiaux et son geste. C’est le corps même de l’artiste qui est confronté à la matérialité des matériaux et des outils et son oeuvre en exhibe directement les qualités.

Ainsi ces artistes valorisent la matière au travers d’un geste pictural qui produira une œuvre finale tout à fait personnellle.

I.3. Le fond rejoint la forme et renouvelle l’art abstrait lyrique.

A partir de 1964 Hartung va déployer des fonds sur des toiles de grand format de plus de 2m50. Hartung prépare des fonds très colorés, du jaune d’or qui résonne, de grandes nébuleuses de peinture, zébrées de traits épars inscrits dans l’épaisseur de la peinture  fraîche.

Il en nait une tension plastique, entre la forme des sillons tracés à la bombe avec des dégradés de couleur, et le fond vif de couleurs éclatantes, des violets des roses, des mauves….

Hans Hartung, Synthèses, T1982-E15, Acrylique sur toile, 185 x 300 cm ,Tate Modern, Londres

Dans cette toile de grande dimension, Hartung conserve la planéité de la toile; il trace sur un fond qui présente un spectre de couleurs,  des grands traits de peinture noire à l’aide d’un balai de genêts.

Le fond ne joue plus le rôle traditionnel de fond, mais contribue fortement à l’impression visuelle.

Il en va de même avec Mark Rothko.

Mark Rothko, 1957#20 Huile sur toile 233*193 cm National Gallery of Australia, Canberra, Australie

Mark Rothko utilise un gros pinceau pour décorateur, il applique la peinture noire en touches rapides, avec des gestes énergiques pour donner l’impression de couleurs qui flottent dans l’espace. Il sature sa  toile de couleur en brouillant l’arrière-plan et le sujet, d’ailleurs absent. La couleur envahit la toile et semble se détacher du cadre.

I.4.  Une ontologie gestuelle, ou le geste en tant que tel

Le peintre ne se préoccupe pas de figurer une scène, mais de présenter de façon abstraite, grâce à l’infinie séquence des possibilités de ses gestes, son histoire personnelle. Il se met en scène, théâtralise, dramatise, il implique son corps…il est le processus créatif. L’artiste prime sur l’art, mais c’est son oeuvre que l’on verra.

Georges Mathieu et Simon Hantaï (ci-dessus Simon Hantaï in processs) abandonnent toute recherche d’imitation de la nature; sauf leur nature à eux.

Jean Degottex a été l’un des premiers, avec Simon Hantaï, à pratiquer l’art du geste fondé sur la vitesse, s’attachant à capturer un flux d’énergie.

Jean Degottex, Trou du ciel,
Jean Degottex, rose de mer,

Dans ces tableaux, le peintre lance une profusion de couleurs à grands traits sur la toile plane (il ne remet pas en cause la planéité de la toile); et tente de nous faire partager l’expérience sensible qu’il a vécue en Bretagne.

Le lyrisme chromatiquement et gestuellement chargé de l’Action painting (la peinture en action) de Pollock met l’accent sur l’action de peindre et non le produit. L’action painting c’est le geste expressif de la subjectivité de l’artiste, qui refuse toute figuration. Pollock exprime ainsi son intériorité à travers des  gestes le moins contrôlés possibles. Et renouvelle l’expressionnisme  classique pour un expressionnisme abstrait. Et comme il y a lyrisme chromatique et gestuel, on peut parler d’abstraction lyrique.

Jakson Pollock, Painting Silver over Black, White, Yellow and Red,

Il oriente son geste dans la technique du dripping, c’est à dire de faire couler la peinture sur une toile posée à plat (dripping : écoulement ; pouring : déversement). Ce n’est qu’après avoir réalisé son dripping sans idée préconçue qu’il verra où il veut en venir.

Le geste peut être compulsif. Il en va ainsi de Niele Toroni appliquant, compulsivement, la même empreinte du pinceau n°50 tous les 30 cm et redonnant vie à des notions comme le temps, l’espace, la couleur en raison de son geste narcissique.

Niele Toroni, EMPREINTES DE PINCEAU N°50 RÉPÉTÉES À INTERVALLES RÉGULIERS DE 30 CM,1986, 329,5x214cm, Cente Beaubourg, Paris

Conclusion

On assiste à une peinture de gestuel qui est aussi une peinture de matière. La peinture de matière et de gestuel conjugue l’artifice, c’est à dire le geste comme acte artistique et comme constrution sociale et le naturel, soit comme acte de pure spontanéité ou au contraire acte avec une finalité assumée.

La matière – qui doit être transformée, déployée, mise en scène – impose donc le geste mais c’est l’œil et la vision de l’artiste qui valoriseront la matière ou la contraindront esthétiquement pour créer une expérience sensible unique chez le spectateur.

A suivre….



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