Ma planète monochrome

2 January 2023

Ma planète monochrome

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« En bleu adorable fleurit le toit de l’église » Friedrich Hölderlin

Lorsque vous vous promenez dans  votre ville, il se peut que votre regard soit attiré par une couleur d’une seule teinte, une expérience sensible unique vous saisit. Il en a été ainsi lorsqu’en me promenant dans les rues de Dijon, je vis un homme qui repeignait le portail d’un hôtel particulier. Il s’agit du «  Ral 5811 Bleu Outremer » de chez seigneurie Chromatic.

On peut rentrer dans la planète monochrome grâce à l’un de ses peintres les plus emblématiques.

Parmi ses multiples projets, Yves Klein (1928-1962) avait proposé celui d’un globe terrestre entièrement recouvert de son bleu IKB (International Klein Blue, réalisé à partir d’un mélange de résine spécifique créée par un chimiste) qui montrait de façon symbolique cette vision sans limite du domaine sensible.

Yves Klein, Globe terrestre, 1957.

“Le bleu n’a pas de dimension, il est hors dimension, contrairement aux autres couleurs ” déclarait-il alors. Il a aussi recherché à retrouver les reliefs de la planète au moyen de moulages de parties de la surface terrestre et à créer une zone sans frontière faite d’atmosphères veloutées absorbant le regard.

Par le choix d’une peinture bleue, il se distingue des courants de peintures achromes c’est à dire faites seulement de gris, de blanc et de noir.

Mais comment saisir la peinture monochrome?

La planète picturale monochrome n’est pas seulement la pose d’un aplat ou d’un glacis. Vont entrer en scène les matériaux physiques de l’œuvre…leur texture, leur contraste, mais aussi la présentation, la représentation, l’exposition, l’espace,  la source lumineuse.

On se trouve alors à devoir faire face à l’exigence d’un renouveau du geste, de la matière et du travail sur la lumière.

La Présentation….et le happening.

Klein n’accroche pas ses productions aux murs mais les laissent à quelques centimètres de la cimaise pour donner un effet contextuel à son œuvre. 

Dans The light Inside, James Turell, 1999, néons et lumières bleues immergent le spectateur dans un environnement lumineux orientant le spectateur dans un univers bleu.

La matérialité des oeuvres monochromes

Les œuvres de Manzoni sont composées de tissus blancs animés par des pliures, par des coutures impliquant d’autres textiles, comme le feutre et le gaze, par des matériaux d’une certaine trivialité. Une toile blanche mais montée sur un châssis constitue ainsi une œuvre d’art. C’est, contrairement à l’art de Klein, une oeuvre achrome. Manzoni va jusqu’à rejeter la couleur.

La texture, l’empâtement et même les traces des outils utilisés témoignent de l‘œuvre. Le geste pictural cherche à matérialiser la pureté de la lumière. 

Fontana perfore la toile pour ouvrir une percée vers un espace infini. Il fend la toile pour créer une impression de violence en même temps qu’une poétique de la déchirure.

Luciano Fontana, Concept spatial (Attente), 1959, Toile 100×80 cm Museo del Novecento, Milan Italie.

La perception de la couleur

Soulages, par exemple, joue de la perception qu’il nous donne de la couleur, en jouant d’effets de lumière sur la matière.

Ses « Outrenoirs » utilisent des états de surface différents, ce qui change selon la vision de l’artiste notre perception de ses productions monochromes. 

La couleur noire en aplat ou sur glacis (opaque ou transparent) se présente différemment selon la texture de la toile (lisse, granuleuse, chevauchement, recouvrement). L’ensemble ne valant que dans l’espace et la luminosité où l’œuvre est exposée. 

De manière bien différente, les toiles de Ryman affichent une grande diversité d’effets issus de multiples procédés. En diversifiant les supports matériels, les formats,les rythmes, les pigments, les surfaces, Ryman s’attache à mettre en évidence la texture picturale de la matière blanche. La peinture se montre à elle-même et, en se montrant, révéle sa visibilité…et les potentialités du blanc.

 
Robert Ryman, Location, 2002, White Cube, Galerie de contact
 

En effet, selon Ryman, ” Le blanc est seulement un moyen d’exposer d’autres éléments de la peinture. Le blanc permet à d’autres choses d’être visibles”.

Pour Stephen Prince, le monochrome permet d’atteindre l’allégorie de la peinture elle-même.

Quelles visions des artistes privilégiant la monochromie?

Ces artistes dégagent un espace psychologique au travers de rapports d’intensité d’une seule couleur. On y retrouve une absence de référence au monde sensible. 

Parfois une quête d’absolu. La redécouverte de l’art iconique, rejetant tout but décoratif et esthétique pour la recherche de l’essence, la substance et la nature des choses, par les artistes d’origine slave a joué un rôle majeur dans la naissance de ce courant visionnaire. L’icône, comme référent est bien présente dans le constructivisme et dans le suprématisme, dont le représentant principal est Malevitch (par exemple Carré noir et carré rouge- 1915-. Il ira plus loin dans cette quête avec carré blanc sur fond blanc en 1918 –monochrome donc. Leurs œuvres ne sont donc aucunement de pures abstractions.

Cette toile joue avec les qualités physiques de la couleur (mat, brillant, avec un effet de contour  du carré blanc (du mat et du brillant), du geste (en se rapprochant). Ce monochrome vise à marquer l’autonomie de la couleur et à explorer sa pure valeur expressive, sensorielle et spatiale.

Hartung utilise la couleur unique sans finalité d’absolu ou spirituelle, presque sans émotion, mais comme expérience sensible, accordant aux couleurs un son ou une chaleur propre. Le jaune serait une couleur plus sonore que les autres selon lui.

Mark Rothko, ami de Hartung, par l’usage d’une seule couleur navigue entre une manière de voir plutôt que comprendre et un expressionisme abstrait. 

Dès 1953, Ad Reinhardt n’utilisera plus que la peinture noire et le format carré. Il annonce l’art minimal et l’art conceptuel.

Ad Reinhardt, Ultimate Painting,n°6 Huile sur toile, 153×153 cm . Centre Pompidou, Paris

Dans ce tableau de forme carrée, Ad Reinhardt fait disparaître les coups de pinceaux sur une surface peinte à la main, mate, plate, sans bords. Ici aucune confrontation n’apparaît entre la matière et le geste de l’auteur, entre le fond et la forme. De l’art pur et purement de l’art.

Lisibilité et potentialités de la couleur

En se dégageant de la forme et des combinaisons de couleurs, les artistes libèrent la couleur elle-même.

Certains créateurs dépassent la littéralité de la toile monochrome quasiment vierge par la répétition…

Daniel Walravens joue sur un nuancier d’une même couleur.

Lucas L’Hermitte ne peint que du gris qui lui paraît être la couleur dont le nuancier est le plus étendu. Sur une toile en polyester, il utilise de la poudre d’acétylène déposée doucement sur le support avec un coton, en faisant des gestes circulaires. En reproduisant le même geste de grandes différences apparaissent.

…ou par la duplication 

Parfois, le monochrome vient en opposition avec d’autres formes picturales. 

Rauschenberg a violemment critiqué l’option de De Kooning qui laissait subsister une visibilité figurative derrière une oeuvre abstraite du type Color Field Painting. Rauschenberg a effacé un dessin de De Kooning pour ne laisser qu’un dégradé de couleur beige.

Mais parfois il est difficile de s’en tenir à la monochromie….que l’on utilise incomplètement pour favoriser l’abstraction lyrique. Notmment chez Olivier Debré à la recherche d’une abstraction lyrique apaisée.

La monochromie se démarque de l’art conceptuel.

La plupart des peintres adeptes de  la pratique de la monochromie se distinguent de l’art conceptuel – dont ils se rapprochent toutefois par l’immatérialité recherchée ; Yves Klein est aussi un représentant de l’art conceptuel, les deux ne s’opposant pas forcément– dès lors que l’art conceptuel met en scène le processus de confection de l’art, sa fabrication, alors que les peintres monochromes ne le font en principe pas (on voit chez eux une épuration du geste pictural).

 S’ils ne peignent pas la chose ils s’intéressent à l’effet produit. 

Et pour conclure,

Parfois même on se prend à rêver de sa planète mono-colorée ou on la découvre. Par exemple, en regardant la façade de marbre rose du Palais des Doges à Venise… La lumière se déploie sur la façade rose sans que rien ne l’arrête. Il suffit alors de regarder la gradation raffinée des passages chromatiques du rose, depuis la gravité ombrée du bas jusqu’à la luminosité éperdue du faîte, dans une sorte d’imaginaire veiné du marbre.



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